Tutti-magazine : En janvier 2018, vous faisiez vos débuts dans le rôle-titre d'"Adriana Lecouvreur" à l'Opéra de Saint-Étienne…
Béatrice Uria-Monzon : Je ne peux que me montrer heureuse au regard de l'accueil qui s'est exprimé par rapport à cette prise de rôle, tout d'abord au niveau du public, puis au niveau des critiques. Lorsque les critiques sont mauvaises, on se dit souvent qu'il faut éviter de les lire, mais lorsqu'elles sont bonnes, je reconnais que cela fait tout de même plaisir. Pour ma part, je crois pouvoir dire qu'Adriana était une belle prise de rôle. Un personnage dans lequel je me suis sentie extrêmement bien, et à aucun moment ni en danger ni en difficulté. Il me semble avoir été au bout des exigences du personnage et de celles de Cilea. Je suis donc vraiment heureuse d'ajouter ce rôle à mon répertoire et espère avoir l'occasion de le reprendre.
Si le type d'écriture de Cilea vous convient, souhaiteriez-vous aller vers d'autres rôles véristes ?
Bien sûr, mais Adriana Lecouvreur n'est pas le premier opéra vériste que j'aborde. Ce que j'aime dans cette œuvre, même si certains passages doivent être forte ou soutenus, c'est que la violence vocale ne caractérise par Adriana. Or je me rends compte que ce chant tout en souplesse, comme la nature psychologique en demi-teintes du personnage, me conviennent parfaitement. Bien souvent, on voit en moi une femme dure et de tempérament, ce que je ne renie pas, mais cela a conduit à me confier des rôles aux caractères puissants. Adriana, je le pense, m'a fait faire un bond en avant. Pour autant, je ne serais peut-être pas parvenue à elle de cette façon si je n'avais pas chanté auparavant Le Cid, Cavalleria rusticana, Tosca et Lady Macbeth. Tous ces rôles m'ont conduite à l'opéra de Cilea. Cette évolution, par ailleurs, n'a pas été précipitée car j'aime me laisser le temps de la progression. Pourtant certains de vos confrères journalistes se montrent souvent très sceptiques lorsque j'aborde des rôles de sopranos.
La tessiture dans laquelle vous vous exprimez aujourd'hui fait donc encore débat…
Oui, et je peux le comprendre, car j'ai chanté pendant environ 20 ans des rôles de mezzo-soprano. Pourtant, au risque de vous faire bondir, je me demande rétrospectivement si je n'ai pas toujours été un soprano qui chantait mezzo ! Carmen, Marguerite dans La Damnation de Faust, Charlotte dans Werther ou Didon dans Les Troyens que je chante sont autant de rôles que des sopranos chantent aussi.
Comment avez-vous vécu le process de répétitions pour aboutir aux représentations d'"Adriana Lecouvreur" ?
Nous n'avons pas vu ne serait-ce qu'une seule fois le metteur en scène Davide Livermore, et c'est son assistante, Alessandra Premoli, qui a entièrement monté la production à l'Opéra de Saint-Étienne. Mais tout s'est réellement très bien passé. À commencer par l'ambiance formidable qui régnait entre les chanteurs. C'était un vrai plaisir d'intégrer une équipe aussi soudée, très solidaire, encourageante et continuellement positive. Nous avons partagé de nombreux moments ensemble après les répétitions, et je trouve cela très agréable. Dans les plus grandes maisons d'opéra comme Paris, Le Met, Covent Garden ou Vienne où j'ai chanté beaucoup, l'individualité est très poussée et le chanteur se retrouve souvent seul. À Saint-Étienne, nous partagions un esprit de troupe particulièrement sympathique. L'assistante de Davide Livermore a d'ailleurs adhéré à ce groupe sans aucun problème… Ceci étant, la contrainte d'un assistant metteur en scène est qu'il n'a souvent pas l'entière liberté de laisser les interprètes proposer quelque chose ou de discuter un point de mise en scène. Certes, dans cette mise en scène d'Adriana Lecouvreur, il n'y avait rien d'impossible à faire. Reste que je trouve regrettable que le metteur en scène d'une production ne vienne pas voir le travail qui a été fait suite à sa création…
Dans l'opéra de Cilea, l'air emblématique attendu par le public est celui que vous chantez dès votre entrée en scène. Est-ce une situation confortable ?
Lorsque je chante Lady Macbeth, avec d'entrée de jeu l'aria "Vieni t'affretta", cela s'avère bien plus difficile que "Io son l'umile ancella" dans Adriana Lecouvreur. D'autant que Verdi a réservé d'autres arias à suivre dans Macbeth. Ce qui est toujours délicat, dans ces rôles qui font entrer sur scène avec une aria importante, c'est que la voix doit être suffisamment chaude pour bien chanter, mais pas trop non plus pour tenir sans problème jusqu'à la fin de l'opéra. Il faut donc veiller à ce que la préparation vocale soit bien dosée. L'aria d'Adriana, de plus, est tout en souplesse et ne demande pas une projection vocale violente comme peut l'être Lady Macbeth chez Verdi. En revanche, les pianissimi de la fin de l'aria sont particulièrement délicats à négocier. Mais, là encore, ils se font dans la souplesse du souffle et de l'accolement des cordes vocales. Quoi qu'il en soit, les nuances qui me semblent aller de pair avec cette aria me rendaient très sereine quant à mon entrée en scène.
Lorsque vous parlez de chauffer la voix, est-ce un exercice long ?
Tout dépend des chanteurs et des voix. Certains barytons me surprennent lorsqu'ils disent : "Moi, je ne chauffe pas ma voix !". Le fait est que, souvent, les voix graves chauffent moins leur voix. Je dis souvent en m'amusant, moi qui ai souvent chanté des rôles de mezzo-soprano, qu'entre soprano et mezzo, la mentalité est différente. Et là, je ne parle pas de voix mais vraiment de mental. Avec Adriana, je dois devenir soprano dans ma tête. Or c'est un exercice qui n'est pas simple pour moi qui n'ai pas ce genre de mentalité, et je dois me concentrer particulièrement pour y parvenir ! Plus sérieusement, les exigences sont totalement différentes…
Pour une représentation en soirée, je chauffe ma voix vers 15 h en restant attentive à la manière dont elle répond. Je fais des exercices de massage des cordes vocales et d'échauffement très souples. En fonction de la façon dont ma voix réagit, j'adapte mon échauffement. Ensuite, je déjeune. Puis, arrivée au théâtre, je continue a travailler dans ma loge. En gros, je consacre un après-midi à cette préparation.
À l'Acte II, Adriana déclame des vers de "Phèdre" à la manière d'une comédienne. Comment avez-vous géré cette intervention parlée dans un contexte où vous chantez ?
Je reconnais que cette scène est très compliquée. Lorsque, pendant les répétitions, j'ai été amenée à recommencer plusieurs fois de suite cette tirade, je me suis littéralement épuisée vocalement. À tel point que j'avais la sensation que les piliers situés sur les côtés de la gorge étaient devenus durs et presque douloureux. À ce moment, je me suis dit que cette tirade théâtrale allait être le moment le plus difficile de l'opéra. Je suis donc devenue très prudente, et j'ai essayé plusieurs façons de dire ce texte, y compris en voix de tête ! Mais j'ai trouvé ça ridicule et j'ai préféré le dire en voix de poitrine, c'est-à-dire très bas, mais avec peu de pression. En gros, j'utilise ma voix parlée naturelle, sans trop remonter le larynx. Le chef m'avait même demandé d'essayer de chanter certaines phrases et d'en parler d'autres, ce qui m'amenait à devoir passer au-dessus d'un orchestre de plus en plus fort… Si les répétitions étaient parfois loin d'être évidentes, en me rapprochant des représentations, le fait de ne plus dire qu'une seule fois ce texte a réglé le problème. Par la suite, ce passage déclamé ne m'a pas occasionné de fatigue particulière durant les représentations.
Les costumes de Gianluca Falaschi vous ont-ils aidés à trouver votre personnage ?
Dans cette production, j'interprétais Adrienne Lecouvreur dans la peau de Sarah Bernhardt. Nous avons beaucoup répété - environ 6 heures par jour pendant 3 semaines - mais c'est à partir du moment où j'ai pu travailler avec les costumes que je suis vraiment entrée à fond dans mon double personnage. Mes costumes étaient assez originaux, notamment le premier, très coloré. Lors des premières répétitions, ainsi perruquée et vêtue, je me suis dit : "Ô mon Dieu !". Puis, j'ai très rapidement oublié ce look un peu spécial pour devenir le personnage… Certains costumes étaient moins pratiques à porter que d'autres en raison des accessoires qui glissaient et tombaient tout le temps. Mais ces détails peuvent aussi être intégrés au jeu.
Votre site Internet s'intitule "Béatrice Uria-Monzon - De Carmen à Tosca". Pouvez-vous retracer les grandes lignes de la trajectoire qui relie ces deux personnages ?
Mon premier rôle a été Charlotte dans Werther, puis il y a eu La Damnation de Faust et Béatrice et Bénédict de Berlioz. Beaucoup de répertoire français jusqu'en 1991, année où Georges-François Hirsch m'a demandé d'auditionner pour Carmen à l'Opéra Bastille. Je me suis rendue à cette audition sceptique car, je n’avais pas 30 ans, et ne pensais pas être engagée. J'y croyais d'autant moins que le personnage de Carmen me faisait peur… Une chose étonnante est que Sophie Pondjiclis, qui chantait la Princesse de Bouillon dans Adriana Lecouvreur à Saint-Étienne, m'a raconté récemment qu'elle était présente à cette audition car elle chantait dans la production. Elle se souvenait à la fois de la manière dont j'étais habillée mais aussi de ce que j'ai dit à au Maestro Myung-whun Chung et à la Direction qui se trouvaient là, à savoir : "Je vais vous chanter Carmen telle que je l'entends. Peut-être que mon approche n'est pas traditionnelle, mais si vous m'engagez, c'est de cette façon que je chanterai". Lorsque Sophie m'a rappelé cette anecdote, je n'en revenais pas car je me souvenais bien avoir pensé cela mais pas de l'avoir exprimé à haute voix. J'ai ainsi chanté ma première Carmen tel que je le souhaitais, à la suite de quoi on m'a invitée un peu partout pour reprendre l'opéra de Bizet.
Malgré tout, déjà à cette époque, je me demandais si je n'étais pas soprano car j'avais vraiment des facilités dans l'aigu. Peu de temps après Carmen, Jean-Louis Grinda m'avait invitée à chanter la Princesse Éboli à l'Opéra de Liège, et cela ne faisait que renforcer mes interrogations. Or, à l'époque, lorsque je cherchais à monter dans les aigus, j'avais la sensation de perdre ma connexion, ma couleur, et que ma voix perdait tout intérêt. Au décès de mon père, j'ai retrouvé dans sa voiture une cassette qui avait été enregistrée alors que j'étais bien plus jeune et où je chantais en mezzo. Bref, j'avais la sensation de perdre mon identité et j'ai décidé de continuer à chanter le répertoire de mezzo. Ont suivi Les Contes d'Hoffmann, Les Troyens, Don Quichotte, etc.
Comment est arrivée Tosca à la suite des héroïnes mezzos ?
Un soir, à Orange, à l'issue d'une représentation de Cavalleria rusticana, Alain Duault m’interviewe en direct à la télé et dit : "Lorsqu'on vous entend dans ce répertoire, on vous imagine dans Tosca !". Nous avions déjà discuté de cela tous les deux, mais c'était une question piège car Tosca m'impressionnait de par l'aura qui entoure ce rôle et les nombreuses références qui existent… Dès le lendemain, Raymond Duffaut, qui avait entendu cet échange, vient vers moi : "Alors, comme ça, tu veux chanter Tosca ! Eh bien je monte Tosca pour toi à Avignon !". Tout allait très vite et j'avais très peur. Aussi, j'ai proposé à Raymond de travailler le rôle et de le lui chanter. Je ferais confiance à son point de vue. S'il me disait que je pouvais chanter Tosca, alors je chanterais ce rôle… Pour cette audition, j'ai proposé au ténor Thomas Bettinger de m'accompagner afin de présenter les duos ensemble. Je me voyais mal présenter ces duos toute seule ! Thomas a accepté et a étudié le rôle pour moi. Il a d'ailleurs chanté Cavaradossi pour la première fois en 2015 à l'Opéra de Saint-Étienne… C'est ainsi que nous nous sommes présentés devant Raymond Duffaut. Cela faisait longtemps que je n'avais pas passé d'auditions, mais tout s'est très bien déroulé et Raymond Duffaut m'a dit d'emblée : "Je pense que tu peux faire une très belle Tosca". Pendant 2 ans j'ai donc travaillé Tosca d'arrache-pied. Mais, avant cette prise de rôle, il y a eu Chimène* dans Le Cid, à l'Opéra de Marseille. Ce rôle m'a aussi préparée à Tosca.
* Voir vidéo en fin d'article : Béatrice Uria-Monzon interprète "Pleurez mes yeux" extrait du Cid de Massenet à l'Opéra de Marseille.
Au terme de cette évolution des grands rôles de mezzo-soprano à ceux de soprano, vous avez donc retrouvé ce qui était en vous depuis longtemps…
Sans doute et, je pense, sans abandonner ce qui fait mon identité vocale. Pour autant, il n'est pas évident de parler de l'écoute que l'on a de sa propre voix. Certaines personnes vont trouver ma voix toujours très sombre et encore très charnue alors que, personnellement, j'ai l'impression de chanter très clair. Les sensations techniques sont une chose mais celles liées au timbre sont bien plus difficiles à définir.
Par ailleurs, lorsque j'ai chanté cette première Tosca à Avignon, ce qui était terrible est que personne n'y croyait. Pas même mon agent. Les gens qui me faisaient confiance pour ce rôle tenaient sur les doigts d'une seule main : Raymond Duffaut, Alain Guingual, qui dirigeait l'orchestre, Lionel Sarrazin, mon professeur de chant, mon conjoint et moi-même ! Des amis journalistes m'ont même dit qu'ils pensaient que j'allais annuler. L'angoisse se lisait dans leurs regards. Pour ma part, je n'avais aucune intention de renoncer…
Difficile d'avancer lorsque quasiment personne ne croît en vous…
Assurément, mais c'était à peu de chose près la même chose lorsque j’ai fait mes débuts dans Carmen à l'Opéra Bastille. Lorsque j'y pense, je crois qu'on m'a rarement encouragée pour me soutenir face aux risques que je prenais. Ces risques, je les ai pris toute seule. Sauf peut-être pour Cavalleria rusticana, les rôles qui représentaient un risque pour moi ont toujours été accompagnés par un scepticisme quasi général… Encore récemment, suite à l'hommage à Maria Callas que j'ai présenté cette saison avec Alain Duault à l'Éléphant Paname, un journaliste a écrit, dans une critique par ailleurs très positive : "[…] nous écoutions de loin avec une bienveillance dubitative la rumeur élogieuse autour de prises de rôles habituellement dévolus à des sopranos dramatiques : Tosca, Macbeth, Adriana Lecouvreur bientôt à Saint-Étienne…". Cette phrase est très révélatrice de la manière dont on me perçoit. Pourtant, lorsqu'on est dubitatif, rien n'empêche d'aller entendre l'artiste dans ce qu'il propose ! J'ai tout de même chanté Tosca à l'Opéra de Paris, à la Scala de Milan où l'accueil a été très chaleureux de la part du public et de la critique, ainsi qu'à Berlin. J'ai aussi chanté Lady Macbeth à Bruxelles et tout s'est très bien passé. Lorsque certains doutes sont encore exprimés quant à mes emplois de soprano, je ne peux m'empêcher de me demander : "Mais qu'est-ce qu'il leur faut ?". Adriana Lecouvreur m'a-t-elle permis de marquer un nouveau point ?
Heureusement, le doute des autres ne m'a jamais empêché d'avancer. Si, tout au long de ma carrière, j'avais dû écouter tout ce que l'on m'a dit, je n'aurais jamais chanté Carmen, je n'aurais jamais chanté ni Lady Macbeth ni Chimène ni Tosca ni Adriana Lecouvreur. Dieu sait si, dans l'intimité, mes proches savent que je ne fais pas nécessairement preuve d'une immense confiance en moi. Pour autant, je ne suis pas folle au point de prendre des risques inconsidérés susceptibles de me mettre en danger et d'abîmer ma voix. Pour quelle raison voudrais-je mettre en péril ma carrière ? Ceci étant, une fois que je considère qu'un rôle me correspond, je deviens assez déterminée et je fonce ! Par exemple, je prépare en ce moment La Gioconda mais ce n'est pas pour autant que je vais me mettre à chanter tous les rôles de soprano, inconsidérément.
Votre Carmen a été applaudie sur les plus grandes scènes. Avez-vous dit un adieu définitif à ce personnage ?
Je n'envisage pas de reprendre Carmen, non parce que je ne peux plus chanter ce rôle en raison de mon évolution vocale - des sopranos le chantent et ce personnage existe essentiellement par ce qu'on en fait scéniquement -, mais surtout parce que j'ai passé l'âge… En revanche, en plaisantant, j'ai récemment dit à Maurice Xiberras, Directeur de l'Opéra de Marseille : "Et pourquoi ne chanterai-je pas Micaëla ?". Figurez-vous que je me suis amusée à chanter ce rôle chez moi, et vocalement, il me va très bien ! Eh bien, il m'a répondu qu'il ne me voyait pas incarner une ingénue comme Micaëla. Je pense, moi, qu'il faut arrêter d'imaginer ce personnage avec des couettes et une petite robe bleue. Dans certaines productions, Micaëla existe en tant que femme et je trouve ça très bien. J'avoue que je serais très amusée si, un jour, un directeur prenait le risque de me proposer ce rôle !
En mars 2018, vous avez repris le rôle d'Hérodiade de Massenet à l'Opéra de Marseille. Ce personnage que vous avez interprété il y a plusieurs années à Saint-Étienne et Avignon a-t-il évolué ?
J'ai toujours été surprise de constater à quel point mon corps possède cette aptitude à conserver la mémoire des personnages que j'ai interprétés. Pour certains rôles que j'ai repris, j'ai vraiment eu l'impression que ma voix se replaçait dans un moule ou qu'elle retrouvait des réflexes mis en place de nombreuses années auparavant. Mais cela pose parallèlement le problème de reprendre un rôle avec une voix différente, une voix qui a évolué. Pour cette raison, j'ai dû me montrer très vigilante en retravaillant Hérodiade en profondeur, avec mon expérience d'aujourd'hui, et en m'efforçant d'oublier ce que j'avais fait auparavant…
L'Opéra de Marseille est un lieu qui m'est très cher car j'y ai abordé un certain nombre de nouveaux rôles dans Le Roi d'Ys, Cléopâtre, Les Troyens, Carmen et bien d'autres. Par ailleurs, j'ai un attachement très particulier à la ville de Marseille qui a marqué ma vie de très jeune chanteuse lorsque j'étudiais au CNIPAL dans le département des chœurs, avant de me présenter à l'École de l'Opéra de Paris. Reprendre le rôle d'Hérodiade dans ce cadre n'était donc pas anodin. La première chose qui me vient à l'esprit lorsque je me remémore cette production de Jean-Louis Pichon, c'est la collaboration avec le Maestro Victorien Vanoosten. Je connaissais déjà les autres interprètes de la distribution, que ce soit Inva Mula, Florian Laconi, Jean-François Lapointe ou Nicolas Courjal, que j'apprécie tous beaucoup. Mais la grande découverte de cet Hérodiade a été ce jeune chef français de grand talent, actuellement assistant de Daniel Barenboim à Berlin. Il est à la fois excellent pianiste et grand travailleur. Il se montre parfaitement à l'aise pour tenir son orchestre et très soucieux du confort à la fois des interprètes et des instrumentistes.
En mai dernier, vous étiez au Capitole de Toulouse pour Lady Macbeth de Verdi, un rôle dans lequel vous avez fait vos débuts à La Monnaie…
J'ai repris Lady Macbeth avec moins d'inquiétude que lors de mes premières représentations, et avec un confort vocal que je n'avais peut-être pas à la prise de rôle. Ceci étant, pour ma première Lady Macbeth, en Belgique, il y avait huit représentations, ce qui m'avait permis de constater qu’entre la première et la dernière, il y avait eu une grande évolution. Même les trois représentations d'Adriana Lecouvreur à Saint-Étienne étaient suffisantes pour que je sente déjà des choses bouger. Pour mon premier Macbeth à Bruxelles, la mise en scène était signée par Olivier Fredj, et j'étais arrivée en répétition avec l'idée d'une Lady Macbeth violente. Or, pire qu'une femme violente et agressive, cette production faisait de mon personnage un être immonde que la noirceur de sa tactique fait jubiler. Cette approche bien plus machiavélique et reptilienne qu'hystérique m'avait beaucoup aidée à ne pas me jeter à corps perdu dans la vocalité si difficile de ce rôle.
Retrouver le Capitole de Toulouse où je n'avais pas chanté depuis plus de dix ans a été un immense plaisir. Et je me dois de remercier Christophe Ghristi qui fait partie des Directeurs de maisons d'opéra qui engagent les chanteurs français. Sachez que pendant dix ans, après le départ de Nicolas Joel, il est regrettable qu'aucun chanteur français n'ait plus mis les pieds sur la scène toulousaine ! J'ai donc repris Lady Macbeth avec d'autant plus de joie dans la mise en scène de Jean-Louis Martinoty remontée par Frédérique Lombart. Cette production est à la fois intéressante et belle, avec ses jeux de miroirs sophistiqués et cette espèce de huis clos au sein duquel sont enfermés Macbeth et Lady Macbeth. Les Sorcières manipulaient de grandes colonnes et l'ensemble installait un sentiment très fort d'oppression. Vitaliy Bilyy, qui chantait Macbeth, s'est montré un excellent partenaire avec lequel je me suis vraiment bien entendue tant sur le plan humain qu’artistique
Le jeune chef Michele Gamba remplaçait Daniel Oren à la direction d'orchestre. Je crois que c'était son premier Macbeth, mais en tant qu'Italien, il était en osmose avec l'opéra de Verdi. Qui plus est, assistant d'Antonio Pappano, on peut dire qu'il a été à bonne école. Il connaissait l'opéra par cœur et s'est constamment montré attentif aux interprètes tout en les soutenant. Travailler dans de telles conditions est pour moi toujours une grande joie.
En juillet, vous retourniez à Orange pour "Mefistofele". Quelle est votre expérience du célèbre mur ?
Mes débuts à Orange remontent à 1994 avec Carmen. Par la suite j’y suis revenue presque tous les ans jusqu’en 2009 pour Cavalleria Rusticana. Je connais très bien ce lieu impressionnant et difficile, mais aussi très excitant. Je conserve des souvenirs formidables de l'ambiance en général. Bien sûr, les chanteurs, comme l’orchestre, le chef et la technique sont tous tributaires des conditions climatiques, et le vent comme le froid sont rarement leurs amis. Pourtant, la magie qui s'exerce dans ce lieu est assez incroyable, et j'étais particulièrement heureuse de le retrouver, qui plus est pour chanter deux rôles dans Mefistofele…
Il y a plus d'un an, j'avais été engagée pour interpréter Elena. Mais alors que j'étais à Marseille pour Hérodiade, Jean-Louis Grinda m'a appelée pour me demander si j'accepterais de chanter également Margherita. J'avais besoin d'un peu de temps pour regarder attentivement la partition, mais surtout pour réfléchir à la viabilité de cette nouvelle prise de rôle. En effet, après Hérodiade, je devais partir pour une Damnation de Faust à Lisbonne, puis Macbeth à Toulouse, et je me demandais où je trouverais le temps pour travailler Marguerite. Habituellement, j'aime mémoriser un nouveau rôle avec une année d'avance sur les représentations scéniques. J'avais donc peur de ne pas pouvoir gérer l'urgence. Mais après avoir déchiffré le rôle, je me suis aperçue qu'il était totalement pour moi. J'ai donc finalement donné mon accord pour le chanter, et j'ai commencé à apprendre Margherita entre les répétitions d'Hérodiade…
À Orange, j'ai eu à gérer le passage du rôle de Marguerite à celui de d’Elena alors qu'il n'y avait pas d'entracte pour changer d'incarnation. La vocalité de ces deux rôles n'est pas la même. Boito disait d'ailleurs que Margherita parle et Elena déclame. Dieu sait que la mise en scène de Jean-Louis Grinda était à la fois magnifique et grandiose. Mais, au tout début de la scène de l'arrivée dans le jardin de Margherita, nous devions chanter derrière Nathalie Stutzmann qui dirigeait l'orchestre. Cet endroit n'était pas pour moi le plus propice à la voix sur le plan acoustique. De plus, on peut imaginer Margharita comme une jeune fille pure et naïve, et je ne suis pas certaine d'incarner ni vocalement ni physiquement cet idéal désiré par Boito. Mais, une chose est sûre, dès que le personnage chante "L'altra notte", du fond de sa prison, la voix doit être plus dramatique, et sans doute mon profil vocal correspond-il davantage au personnage à ce moment-là… C'était en tout cas un plaisir que ces retrouvailles avec les Chorégies, d'autant que la météo s'est montrée clémente. Quant à la collaboration avec Nathalie Stutzmann en tant que chef d'orchestre, il s'agit d'une très belle rencontre artistique. Je connaissais bien sûr Nathalie depuis longtemps. Je crois qu'elle était à l'École de l'Opéra de Paris dans la promotion qui précédait la mienne. Elle est donc partie alors que j'arrivais mais son nom résonnait encore dans les murs de l'Opéra Comique où étaient dispensés les cours à l'époque. Elle débutait alors l'immense carrière de contralto que l'on sait et s'apprêtait à travailler avec Karajan. Nous étions tous muets d'admiration pour elle. Par la suite, je n'ai pas eu l’occasion de chanter beaucoup avec elle ou de la revoir mais, à Orange, c'étaient de grandes retrouvailles et une réelle joie de travailler ensemble. L'avantage d'une telle collaboration est que Nathalie sait pertinemment ce que le chanteur attend d'un chef d'orchestre. De son pupitre, elle était toute en nuances, respirait avec nous et nous soutenait, que ce soit par le regard ou par des gestes, toujours attentive à ce que l’orchestre ne nous couvre pas. Ce genre de situation où s'exprime un vrai soutien conjugué à une grande amitié fait partie des belles expériences de mon métier.
En octobre dernier, vous étiez à L'Éléphant Paname pour présenter votre spectacle "Maria Callas, une vie, une passion" aux côtés d'Antoine Palloc et Alain Duault. Au cours de la soirée, vous chantez pas moins de 9 airs d'opéras en peu de temps. Cela représente en matière vocale le contenu de plus de deux ou trois œuvres complètes. Comment gérez-vous une telle performance ?
Heureusement, Alain raconte des tranches de vie de Maria Callas, et pendant qu'il parle, je peux me reposer. Ce qui n’est pas aisé est de chanter des arias de rôles que je n’interpréterai jamais intégralement sur scène, comme Norma ou Traviata. La soirée commence par Tosca, et c'est tout simplement terrifiant car, après seulement trois accords au piano, je dois plonger d'emblée dans cet air écrasant. Il y a eu deux concerts à l'Éléphant Paname, et je dois avouer que, pour le second, j'étais vraiment fatiguée. Passer d'un style à l'autre, d'une vocalité et d'un souffle à l'autre, est une autre difficulté de ce programme. De même, enchaîner des personnages aussi différents n'est pas simple. Je crois que mon expérience m'aide beaucoup à m'en sortir. Par ailleurs, ce concert m'a fait faire des progrès ne serait-ce qu'au niveau de l'endurance car, non seulement, je dois débuter avec "Vissi d'arte", mais être toujours là au bout des deux heures que dure ce spectacle. L'exercice est très formateur. Heureusement, j'éprouve énormément de plaisir à faire ce récital. La formule me plaît, et j'ai l'occasion de travailler avec Alain Duault, que je connais depuis l'âge de 25 ans, et avec Antoine Palloc que j'aime aussi beaucoup. Nous sommes toujours très contents de nous retrouver même si, pour moi, cela reste un exercice très difficile.
À ce stade de votre trajectoire d'interprète, la scène vous offre-t-elle tout ce que vous souhaitez ?
J'ai envie de vous répondre "oui" car, si je n'y trouvais pas mon compte, je n’y chanterais pas. Toutefois, le contexte de l'opéra est devenu complexe. Je pensais qu'il était devenu difficile pour moi qui n'ai plus 20 ans, mais je m'aperçois, en discutant avec de jeunes chanteurs, que c'est encore moins évident pour eux. Le fait est qu'il y a bien plus de chanteurs sur le marché qu'avant et de moins en moins de spectacles. J'ai l'impression de faire partie de ces derniers dinosaures qu'on va voir tout au long d'une carrière de 30 ans, alors qu'aujourd'hui, les interprètes sont souvent interchangeables. Il y a des modes qui correspondent à certains de types de chanteurs. Certains sont portés aux nues et font les couvertures de magazines. On les distribue dans tout et n'importe quoi et, 3 ou 4 ans après, on n'entend plus parler d'eux. L'évolution du métier de chanteur m'inquiète. En France, d'un côté les chanteurs français sont plus chers à engager que les autres en raison des charges sociales, et de l'autre, les directeurs voient leurs subventions se réduire… Pour être très franche, je suis aussi parfois très étonnée de ne pas être réinvitée dans des théâtres où les choses se sont extrêmement bien passées. À Vienne, par exemple, où j'ai chanté aux côtés de noms comme René Pape, Anja Harteros et Ludovic Tézier, et où j'ai remporté une part de succès non négligeable dont je n'ai pas à rougir. Je ne saurais dire si cela tient à une envie de jeunisme ou de nouvelles têtes, mais j'ai la conviction qu'on tente de passer un coup de balai sur une génération de chanteurs d'expérience. Ce n’est pas toujours facile à vivre mais c’est ainsi. Heureusement, je ne suis ni jalouse ni aigrie, et je suis heureuse et entièrement comblée par la carrière que je fais. Mais j’ai surtout la chance d’avoir d'autres centres d’intérêt dans la vie. L'enseignement, par exemple, est un axe que je vais explorer davantage car transmettre me passionne, et je pense avoir dépassé une forme de peur qui m'a empêchée d'accepter des masterclass que l’on me proposait de donner. Je sais pertinemment qu'un bon chanteur ne fait pas forcément un bon professeur. Maintes fois, en écoutant des chanteurs et en observant ce qui n'allait pas, je me suis demandée en quoi je pourrais les aider, si je trouverais les bons mots pour ce faire, et si je pourrais posséder et donner les bons outils. Après tout, jusqu’alors, la seule élève que j'ai eue, c'est moi-même ! Je me suis jetée à l'eau l'an dernier en faisant une masterclass à Saintes, et tout s'est fort bien passé. Les élèves étaient ravis, moi aussi, et j'ai compris que l'enseignement serait un des axes possibles. Pour le moment, je me contente d'animer des masterclass car je suis trop souvent en voyage pour suivre des élèves régulièrement, tout au long de l’année.
Êtes-vous tentée par de nouveaux rôles ?
C'est une question que j'ai abordée avec le Maestro Fabrizio Maria Carminati, qui dirigeait Adriana Lecouvreur. C'est aussi sous sa direction que j'avais chanté le rôle de Laura dans La Gioconda à Marseille. Or, il était venu un jour vers moi pour me demander : "As-tu déjà songé à chanter Adriana Lecouvreur ?". Rien ne pouvait me faire plus plaisir car j'y pensais déjà beaucoup. Mais le Maestro me voyait plutôt dans le rôle de La Bouillon. Voyant mon expression, il a réfléchi et m'a dit : "Après tout, pourquoi pas. Prépare le rôle d'Adriana et chante-le moi…". Je me suis préparée en marge des répétitions de La Gioconda, je lui ai chanté le rôle lorsque je me suis sentie prête, et il a été convaincu qu'Adriana était un rôle qui me convenait… J'ai confiance en ce chef. Très récemment, il m'a conseillé de regarder du côté d'Otello et de Desdémone. J'avoue que ce rôle me tente beaucoup… Dans Dialogues des Carmélites, j'ai chanté pas mal de fois Mère Marie, et j'aimerais beaucoup aborder maintenant la Seconde Prieure. Mais, pour le moment, je dois me focaliser sur le rôle-titre de La Gioconda. Grâce à ma Lady Macbeth, la Direction de La Monnaie m'a proposé cette prise de rôle. Ce rendez-vous important sera pour janvier 2019…
Propos recueillis par Philippe Banel
en janvier et juillet 2018
Pour en savoir plus sur l'activité de Béatrice Uria-Monzon :
www.beatrice-uriamonzon.com