Le ton est rapidement mis en place : Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte rayonnent d'une tendre complicité au travers d'un film familial issu d'une caméra Super 8. À l'image de ce moment d'intimité pudique aujourd'hui partagé avec le spectateur, la caméra de Marlène Ionesco n'aura de cesse de s'effacer derrière son sujet pour mieux le servir.
C'est assurément grâce à l'humanité qui émane de la réalisatrice et à son amour pour les danseurs et la danse qu'Une Vie de ballet se montrera à ce point chargé de confidences et de vérité.En outre le film fait la part belle aux documents d'archives jusqu'à leur consacrer environ la moitié du métrage. Ces archives souvent passionnantes, parfois très rares, feront le bonheur de tous les amateurs de ballets, au-delà même de l'intérêt que l'on peut porter aux deux personnalités qui ont inspiré Une Vie de ballet. Séquences de danse ou interviews anciennes sont entrecoupées de propos recueillis récemment dans de très jolies propriétés. Sans que jamais les questions ne soient apparentes, Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte se prêtent avec naturel au jeu des souvenirs et des émotions, et retracent avec dynamisme et parfois humour quelque soixante ans de vie au service de la danse.
Pour l'amateur de danse d'aujourd'hui, Pierre Lacotte représente avant tout le chorégraphe spécialisé dans la sauvegarde du patrimoine chorégraphique : celui du ballet romantique. Or Une Vie de ballet nous montre également un jeune danseur moderne et expressif à la technique brillante. Pour preuve cet extrait du ballet La Voix écrit en hommage à Édith Piaf sur la musique de Claude Leveillé, et qui mêle la parole à la danse.
Ghislaine Thesmar explique avec beaucoup de franchise ce qui l'a toujours liée à Pierre Lacotte qu'elle présente comme le Pygmalion tombé à point lorsque sa vie le demandait. "Je ne voulais pas le décevoir mais toujours l'étonner et le surprendre. Je pense que c'est aussi cela qui a permis à notre couple de tenir et d'être toujours à la hauteur de ce qu'on attend de l'autre", dit-elle avec sincérité. Pierre Lacotte, de son côté confie avoir été d'abord subjugué par le talent de Ghislaine, par sa beauté, avant que cette attirance se transforme en amour : "Ghislaine deviendra ma muse, mon épouse, et la personne avec laquelle j'ai le plus travaillé durant toute ma carrière".
Les propos présentés à l'écran évitent tout statisme et sont très souvent accompagnés de documents ou d'instantanés du couple qui soutiennent avec simplicité la parole. L'accompagnement musical choisi participe de plus à installer une impression de monde à part, préservé, au sein duquel nous sommes invités à partager quelques précieux moments. Avec Mahler, la notion de temps qui passe et une certaine nostalgie s'invitent à l'image tandis que Pierre Lacotte parle de son attachement aux lieux. Ce que nous en voyons en dit fort long sur le raffinement des occupants… Marlène Ionesco choisit ses cadrages avec un sens aigu de l'expression, et ce qui n'est pas exprimé par les mots l'est souvent par l'image. La confidence est préservée sans forcer l'intimité. Ghislaine et Pierre prenant le café autour d'une table de jardin illustre parfaitement cette approche du couple faite de douceur et de pudeur.
Le parcours de Pierre Lacotte est assez fascinant. Depuis la musique devenue remède pour un petit garçon souvent malade, à la découverte de la danse comme moyen d'expression logique et naturel après avoir assisté à un premier Gisèle, l'évolution de la carrière du jeune danseur est évoquée avec dynamisme. De rares informations sont alors partagées sur la façon dont la vie était organisée à l'Opéra de Paris au côté d'un Serge Lifar qui s'entichait un temps de jeunes danseurs avant de les laisser tomber. Pierre Lacotte relate ses déboires avec l'administration et son difficile départ de l'Opéra. Des extraits de ses créations nous montrent alors l'imagination d'un chorégraphe ancré dans son époque et doué dans la construction des atmosphères. Aiguillage (1955) et La Nuit est une sorcière (1954) avec Josette Clavier, attestent en quelques secondes de cette fascinante magie de la théâtralité. Les souvenirs de Pierre Lacotte sont une matière précieuse pour comprendre le parcours du chorégraphe, un parcours unique émaillé de rencontres "miraculeuses", comme il les qualifie.
Le film s'attarde ensuite sur la carrière de Ghislaine Thesmar. L'artiste s'exprime avec franchise et l'on ressent parfaitement cette légère distance qui naît de l'assimilation et du dépassement des expériences. Elle confie avoir découvert l'émotion dramatique qui constitue un rôle grâce au personnage d'Ophélie dans Hamlet. De très belles images de 1976 nous permettent d'apprécier une séquence du ballet chorégraphié par Pierre Lacotte sur la musique de William Walton. Ghislaine Thesmar, à son tour, raconte ses premières émotions liées à la danse lors d'une projection de films de ballets en provenance de l'Union soviétique et relate cette prise de conscience quasi mystique à l'origine de sa vocation.
Nombre de spectateurs seront sans doute surpris d'apprendre qu'au début de sa carrière, elle était plutôt considérée comme une danseuse contemporaine, bien plus que classique. Elle aimait toutes les formes de danse : "Je n'ai jamais été encombrée de moi-même pour un rôle", confie-t-elle avec recul. De nombreux extraits ponctuent les paroles : un très beau passage de La Dame aux camélias, Coppélia, Le Corsaire et La Sylphide avec Michael Denard, si rare à l'image.
Cette Sylphide constitue un pivot dans la vie du couple car elle permettra à Ghislaine Thesmar de rejoindre les Étoiles du Ballet de l'Opéra de Paris et signera pour Pierre Lacotte une trajectoire artistique orientée vers le ballet classique, et plus précisément romantique.
Une Vie de ballet abordera ensuite d'autres aspects de la carrière du couple : les rapports privilégiés de Ghislaine Thesmar avec George Balanchine, l'expérience de Ghislaine et Pierre à Monte-Carlo où ils avaient été appelés pour remonter une troupe, avec un superbe pas de deux tiré du ballet 24 heures de la vie d'une femme avec Paul Chalmer, d'après Stefan Zweig sur la musique d'Hervé Niquet, Ghislaine Thesmar faisant répéter des danseurs de l'Opéra de Paris et exprimant le bonheur de transmettre ce qu'elle ressentait en interprétant un rôle… En outre, le film donne l'occasion de voir de très rares images de grands interprètes tels Noëlla Pontois dans L'Ombre, Ekaterina Maximova dans Nathalie, Rudolf Noureev dans Marco Spada. La jeune génération n'est pas oubliée avec Svetlana Zakharova et Sergei Filin dans La Fille du Pharaon, Aurélie Dupont et Manuel Legris, Marie-Agnés Gilot dans La Veuve joyeuse réglé pour elle par Pierre Lacotte, Dorothée Gilbert, Benjamin Pech et Mathias Heyman répétant Les Trois mousquetaires chorégraphié pour Tokyo…
Le film se termine par une courte séquence montrant Laurent Hilaire auprès de Pierre Lacotte. Le chorégraphe tenait à ce plan afin d'exprimer sa relation avec celui qui remonte aujourd'hui ses ballets "en y ajoutant des subtilités auxquelles je n'avais moi-même pas pensé". La boucle est ainsi bouclée…
Cette Vie de ballet comptée avec infinie délicatesse se referme sur un joli portrait de Ghislaine et Pierre que le temps a préservé dans toute sa fraîcheur, et le spectateur d'en sortir avec l'impression d'avoir passé un moment hors du temps et d'être devenu le témoin privilégié de deux grands artistes.
À noter : Nous avons rencontré la réalisatrice d'Une Vie de ballet.
Elle nous a confié de nombreuses anecdotes sur le tournage de son film…
Lire l'interview de Marlène Ionesco.
Philippe Banel