La scène du Teatro Real de Madrid s’illustre abondamment dans les productions d’opéra filmées ; nous nous en sommes déjà fait l’écho sur Tutti-magazine à plusieurs reprises.
Voyons ce Bal masqué de Verdi sur lequel se lève ici le rideau…Marcello Álvarez chante Riccardo, conte de Warwick. Il s’y illustre, comme dans la plupart des rôles qu’il aborde, tout en finesse, en délicatesse et en tact ; ajoutées à sa musicalité naturelle et spontanée, ces qualités font de lui un artiste de tout premier ordre.
Un peu sur la réserve à l’Acte I, il faut noter que son registre grave ne comble pas complètement la tessiture qu’exige le rôle.
Sa voix est plus particulièrement légère (trop légère ?) mais sa bravoure l’emporte malgré tout dans son air "e scherzo od è follia" de l'Acte I.
Au sommet de la partition, le duo d’amour de la seconde scène de l’Acte II "Teco Io sto" amène enfin le relief vocal attendu, et Álvarez comme Violeta Urmana (Amelia) y fait merveille.Renato, huit ans avant le marquis de Posa (Don Carlo, 1867) est un des rôles les plus chantants du répertoire verdien. Il fait appel à un baryton de très haut rang et occupe dès l'Acte I ("Alla vita che t’arride") une place majeure tant dramatique que musicale.
La partition de Renato est splendide et le rôle à forte teneur dramatique.
L'air "Eri tu" à l’Acte III est un sommet de la partition.
Marco Vratogna possède pleinement les moyens tant en timbre, en tessiture qu’en style (magnifique) et campe un Renato émouvant, élégant, puissant et déchiré par la trahison.
On notera çà et là, une curieuse émission du son aux couleurs parfois nasales, sur certains registres médiums, mais l’ensemble n’en demeure pas moins de la meilleure facture.Hors Amelia et Ulrica qui ouvrent la seconde scène, les trois personnages de la première - Riccardo, Renato et Oscar - entrent en scène avec chacun, respectivement, un air périlleux. L’air d’Oscar "Volta la terrea", brille par sa virtuosité et le registre "coloratur" qu’il requiert. Allessandra Marianelli s’en acquitte avec le brio, le panache et l’abattage caractéristiques du rôle.
Il appartient à la direction musicale d’insuffler la dynamique et l’allant indispensables, sans lesquels cet Acte I demeure un peu trop dans la demi-teinte.
C’est malheureusement un peu le cas ici, en dépit d’un orchestre très impliqué et d’un chœur plutôt bien préparé.
Elena Zaremba possède bien le grand contralto que requiert la diseuse Ulrica. Malgré un vibrato quelque peu omniprésent, la dimension musicale de son personnage est saisissante ; son apparition dans "Re dell’abisso affrettati" (Acte II) est impressionnante.
La profondeur de son timbre et sa stature accentueront d’autant le contraste avec Amelia quand celle-ci paraît quelques instants plus tard ("Ecco l’orrido campo").
Violeta Urmana se situe incontestablement au sommet de la distribution : elle se révèle une Amelia profondément émouvante, sa voix sûre et homogène sur toute sa tessiture, ainsi que la richesse incontestable de son timbre ne manquent pas de dégager cette fragilité propre au personnage.
Son grand air à l’Acte III "Morró ma primo in grazia" en est l’illustration parfaite.
Dans le cadre ultra-classique de la présente mise en scène, elle incarne avec Marcello Álvarez le stéréotype du couple de l’opéra romantique avec ses vertus autant que ses convenances.
Rien d’innovant dans la présente production de Mario Martone.
Le décor, quoiqu’un peu systématiquement sombre - l’intrigue l’est elle-même - ne manque pas d’allure.
La scène d’Ulrica plongée dans la pénombre traduit assez justement, et sans démériter, la noirceur de sa teneur.
La scène du bal (Acte III) recourt à ce miroir géant comme on a pu le voir dans les splendides Troyens de Berlioz mis en scène par Yannis Kokkos à Paris.
Visant à doubler le volume de la foule présente, il fonctionne ici toutefois avec un peu moins d’efficacité.
Une note particulière pour les costumes : somptueux et, dans l’ensemble, magnifiquement portés.La direction d’orchestre de Jesús López-Cobos ne s’anime complètement qu’au duo d’amour Ricardo/Amelia de l'Acte II.
On regrette de fait le manque de vitalité de l’acte qui précède.
Sans être déficient, ce n’est toutefois pas le point fort du présent enregistrement.
On a connu le chef espagnol autrement plus dynamique et inspiré.
Le Ballo est un ouvrage particulièrement riche dramatiquement ; la psychologie des personnages est complexe et maintenue sous pression jusqu’au meurtre de Ricardo. C’est probablement la source de cette difficulté du chef à insuffler suffisamment d’énergie afin de restituer notamment la tension extrême et sous-jacente qui doit habiter l’ouvrage de part en part.
En conclusion, une version recommandable du chef-d’œuvre de Verdi, classique sans être figée pour l’ensemble de l’interprétation dramatique, et vocalement bien distribuée.
Gilles Delatronchette