C'est avec émotion que nous chroniquons ce Turandot enregistré en août 2010 aux Arènes de Vérone, quelques jours après avoir appris le décès de Salvatore Licitra, interprète de Calaf dans cette production. Il s'agit sans doute ici d'une des dernières captations majeures auxquelles a participé le ténor italien. Le 27 août 2011, Salvatore Licitra a été victime d'un grave accident de scooter. Plongé dans le coma depuis cet accident, il s'est éteint le 5 septembre.
À noter : Salvatore Licitra interprète Nessun dorma dans le programme Berlin Opera Night, testé également par Tutti-magazine.
Turandot est actuellement très présent dans les bacs. En effet, si BelAir Classiques édite la version de Vérone en DVD et en Blu-ray, le label Decca fait de même sur les deux supports pour la production du Metropolitan Opera. Ces Turandot ont en commun la vision très hollywoodienne du metteur en scène et décorateur Franco Zeffirelli. Ceux qui connaissent déjà la version du Met de 1987, diffusée dans les salles de cinéma du monde entier en novembre 2009, ne seront pas dépaysés par la mise en scène ou l'esthétique de cette version véronaise, tant les deux se montrent semblables, à l'exception des costumes, malgré tout dessinés dans le même esprit par Emi Wada pour Vérone.Autre point commun, la présence de Maria Guleghina dans l'écrasant rôle-titre. Devenue au fil des années une Princesse Turandot incontournable, comme Ghena Dimtrova ou Eva Marton avant elle, il n'est guère étonnant de la retrouver Princesse de glace dans les deux versions disponibles simultanément dans les bacs.
Mais, grande différence visuelle entre le Met et les Arènes : la taille de l'espace scénique, superlative à Vérone. Zeffirelli a su adapter son décor du Met à l'immensité de Vérone sans rien perdre de la magnificence qui s'en dégage. Le Pékin grouillant de peuple est séparé du Palais impérial par des volets coulissants qui dévoilent alors une architecture de pagode quasi féerique éclairée avec maestria par Paolo Mazzon jusqu'à rendre ses parois translucides resplendissantes de couleurs. Dans ces deux univers qui s'opposent, chanteurs, danseurs et figurants évoluent de façon assez dynamique pour insuffler au spectacle une forme de vie qui ne s'embarrasse jamais du gigantisme de l'entreprise.
La captation réalisée par Andy Sommer prend le parti de nous immerger dans ce Turandot et préfère les plans rapprochés aux ensembles. D'où une grande satisfaction de spectateur nourrie de détail, de visages et de gestes, et une insatisfaction tout aussi importante lorsque notre regard ne peut inscrire les gros plans dans un contexte plus large. Les cadrages serrés sur le peuple de Pékin, au début de l'Acte I rendent formidablement cet aspect de foule grouillante que nous associons sans difficulté à une population asiatique crédible, colorée et expressive. De même les gros plans sur les chanteurs solistes sont bienvenus et nous permettent d'admirer le raffinement des costumes et de leurs broderies. Mais, au même moment, nous ignorons ce qui se déroule autour d'eux. Dans certains passages, le spectateur se trouve même frustré de ce que Zeffirelli s'est appliqué à construire dans les déplacements de choristes ou figurants au sein du palais. On aboutira même à un ratage total à la fin de l'opéra lorsque la caméra impose un gros plan sur un visage secondaire au moment où nous pourrions admirer le jeu des éventails des danseuses qui accompagnent magnifiquement l'accès de la Princesse au statut de femme amoureuse. Quant à l'imposant décor, peu de plans nous permettront d'en réaliser l'envergure et les lieux où se situe l'action. Le réalisateur semble avoir oublié que la Haute Définition - sur support Blu-ray en particulier - permet au regard de se promener sur un plan large suffisamment détaillé pour peu qu'on lui en donne l'occasion et le temps.
L'Orchestre des Arènes de Vérone est le grand vainqueur de cette captation. Dirigé par Giuliano Carella, chef habitué des festivals, il délivre une lecture parfaite de la luxuriance puccinienne. La direction trouve un excellent équilibre entre l'expression de ses musiciens et l'accompagnement des chanteurs, toujours attentif et naturel. Rarement l'orchestration de Puccini aura été aussi lisible que dans cette prise de son. Finesse des percussions à consonance exotique ou éclat des scènes d'apparat, tout ce flot musical ressort avec panache, porté par un excellent encodage 7.1 sur le support Bu-ray.
Cependant, si l'orchestre se trouve pareillement avantagé, il n'en est pas de même pour les voix solistes et même les chœurs, souvent trop lointains. Les voix des chanteurs principaux donnent souvent l'impression de ne pas être captées d'assez près alors qu'on remarque sans mal sur de nombreux plans les micros épingles qu'ils portent. Pire, au milieu d'un air, on aura l'impression que le chanteur bouge par rapport à son micro, la voix étant retenue sur certaines phrases et correctement projetée sur d'autres. Surprenant !
Le casting réuni à Vérone se montre homogène et de bon niveau.
Dès l'intervention du Mandarin ("Popolo di Pekino!"), le ton est donné sur la qualité globale des voix. Giuliano Pelizon incarne à la perfection ce rôle bref à la stature assurée et dote le personnage d'une assise vocale parfaite.
Liù est vocalement défendue par la soprano géorgienne Tamar Iveri. Le timbre est riche, la respiration et la tenue du chant contrôlée. Toutefois, le vibrato est un peu envahissant et la projection est souvent trop puissante pour aller de pair avec la jeune esclave - mais nous sommes à Vérone et la voix doit porter - de même que l'impression générale qui émane du personnage nous dirige plus vers une forme de volonté que de soumission blessée, ce malgré les nombreux regards apeurés ou suppliants lancés à la cantonade.
Le Timur de Luiz-Ottavio Faria, très grimé, assure plutôt bien cette présence patriarcale sur le déclin, impuissant témoin de ce qui se déroule sous ses yeux. La basse brésilienne bénéficie d'un timbre généreux et maîtrise sa puissance pour offrir à son personnage des attributs musicaux assez denses en accord avec le rôle.
Le jeu de Salvatore Licitra est somme toute assez convenu. La présence du chanteur, on le perçoit bien, obéit à un placement écrit sans y ajouter la sensibilité qui ferait de Calaf un personnage réel et non un chanteur qui joue. Ceci étant, la voix prime ici et elle se montre fort belle. La couleur est riche, le phrasé idéal, le souffle impressionnant et, capital, les aigus tenus en puissance d'une justesse parfaite. À l'Acte III, "Nessun dorma!" sera bissé au détriment de la partition, puisqu'il apparaît que le chef avait prémédité de conclure l'air comme dans sa version de concert, nous privant dès lors de cette liaison musicale extraordinaire écrite par Puccini pour relier la démonstration de vaillance du ténor à l'entrée en scène de Ping, Pang et Pong. Salvatore Licitra se remet donc en place dans ses marques et, au geste près, confirme que "personne ne dort". La voix se montrera moins fraîche dans cette reprise et l'épuisant forte final soutenu, moins maîtrisé.
Les ministres Ping, Pang et Pong sont respectivement chantés par Leonardo Lòpez Linares, Saverio Fiore et Gianluca Bocchino. L'accord entre ces trois figures indissociables fonctionne ici plutôt bien. Les voix s'accordent en timbre, mais aussi en puissance de sorte que l'harmonie du trio n'est pour ainsi dire jamais prise en défaut. Mais la complémentarité visuelle entre les trois personnages est aussi indispensable que la bonne répartition du chant. Or, on a vu à ce titre plus efficace trio. Des trois chanteurs, seul Gianluca Bocchino possède une vraie dynamique corporelle, une réelle vivacité gestuelle. D'où une petite déception au regard d'une plus grande lourdeur de la part des deux autres interprètes. Mais il faut également souligner que la réalisation ne permet aucunement de se faire une idée précise de la présence du trio. La succession de plans serrés isole trop souvent chaque chanteur et le spectateur ne peut plus apprécier le dialogue qui doit s'instaurer visuellement entre les trois ministres.À l'Acte II, nous découvrirons l'Empereur Altoum de Carlo Bosi. Il faut reconnaître que cet Altoum-là se montre bien plus vigoureux que la plupart des empereurs conservés dans la naphtaline et engoncés dans de lourds costumes que l'on nous sert la plupart du temps. Là où la voix ne tient ordinairement plus qu'à un fil prêt à se rompre, le ténor chante ici vraiment et le timbre est plutôt beau. Voir l'Empereur tout sourire, se réjouir de l'accession de sa fille à une dimension amoureuse pourrait même nous porter à croire qu'il n'est pas mécontent de s'en débarrasser…
Pourtant, Maria Guleghina est une splendide Turandot. La chanteuse maîtrise parfaitement ce rôle qu'elle a tant interprété et trouve un équilibre rare entre le monstre vocal dicté par l'écriture musicale et l'expressivité transmise par des aigus retenus lors de son premier air à l'Acte II ("In questa reggia") et dans la scène des énigmes qui lui fait suite. La vaste étendue de la tessiture est idéale pour le rôle. Graves pleins sans être poitrinés à outrance, médium expressif et moelleux, et aigus puissants et justes : les moyens sont impressionnants, même si nous avons déjà entendu Maria Guleghina en meilleure forme dans quelques notes périlleuses, ici juste en place. Il est remarquable de voir comment la soprano dramatique passe des décibels froids projetés avec aisance à des modulations risquées qui permettent à la voix d'exprimer par ses harmoniques la femme qui sommeille sous la figure vengeresse.
Avec Salvatore Licitra, le couple fonctionne de façon assez académique. Assis dans les rangs des "poltronissima" cela doit pouvoir convaincre. Mais, en gros plan, le jeu est trop prémédité pour émouvoir. On frémit à l'idée de ce que pourrait exprimer Maria Guleghina avec un partenaire au jeu moins conventionnel !
La mise en scène de Franco Zeffirelli ne surprendra nullement. Parfaitement musicale, elle épouse la richesse de la partition et la rend visuelle dans son foisonnement sans pour autant lasser le spectateur. Parfaite dans le décorum et la splendeur de la cour, elle l'est aussi dans l'imagerie d'une chine monochrome sous le joug de l'Empereur. L'émotion est aussi présente dans cet ensemble à grand spectacle. Le court passage présentant le Prince de Perse avançant vers la mort, figure christique triste incarnée par le charismatique Angel Harkatz Kaufman, est un exemple parmi d'autres de ce que Zeffirelli sait mettre en place pour captiver autrement que par l'aspect visuel. L'interaction entre Ping, Pang et Pong est de même parfaitement mise en place, comme le sont les déplacements des choristes et des figurants dans les scènes spectaculaires.
De nombreux talents et autant de qualités sont rassemblées à Vérone en ce mois d'août 2010 et aboutissent à une représentation de bonne tenue qui vibre comme un hommage à la voix de Salvatore Licitra. Notre réserve sur la réalisation et la grande inégalité de la captation sonore apportent néanmoins un bémol à ce qui peut être considéré comme un témoignage de ce que les Arènes produisent de mieux.
Lire le test du Blu-ray Turandot
Philippe Banel