La présente production de Thaïs à Turin, fait avant tout la part belle au spectacle visuel et au beau chant. De facture classique, le soin apporté tant au décor qu’aux costumes atteste une réelle volonté de produire un grand spectacle, à partir d’un ouvrage, qui, en dépit de ses célèbres pages, reste en marge des sentiers battus.
Constamment originale jusqu’à s’y perdre dans le détail, la mise en scène de Stefano Poda ne recule pas devant l’invraisemblance de certaines situations (l’appel au sacré fait à Thaïs, la courtisane), ni devant l’ambiguïté de certaines postures (les mouvements d’acteurs parfois synchrones avec la musique, les groupes d’acteurs lents et fantomatiques et nus, tout au long du spectacle).
Beau chant, c’est incontestable aussi. Les voix sont superbes, le style de chant impeccable et l’engagement dès le premier acte de Nicias et Athanaël, est total. Ils font tous deux preuve d’une présence dramatique et musicale que la qualité de leur chant vient confirmer.
Barbara Frittoli, Thaïs, apparaît enfin dans son entrée si pleine de nostalgie, alors qu’elle va quitter Alexandrie la luxueuse ; la voix s’est considérablement étoffée, voire alourdie, ces dernières années, mais a gagné en puissance et en acuité. La pose du son est sûre et son autorité musicale souveraine. Cette Thaïs est donc un personnage solide, massif, dont il sera périlleux ou pour le moins difficile de révéler la fragilité, plus tard, dans le déroulement du drame.
Le célèbre "Dis moi que je suis belle" est abordé avec véhémence et une autorité stupéfiante. C’est une belle réussite, et l’absence du contre ré final - qui n’est qu’anecdotique et optionnel - ne constitue pas un critère à retenir.
L’Athanaël de Lado Ataneli est saisissant de solidité et son style de chant fait autorité. Il soutient le rôle écrasant, constamment exposé du début à la fin de l’ouvrage, avec une aisance confondante, et son timbre solide et altier lui assure une stature souveraine.
Le Nicias, d’Alessandro Liberatore, possède naturellement un caractère vocal juvénile et chaleureux tout à fait approprié pour ce rôle déjà secondaire. Le reste du plateau réuni est sans reproche, qu’il s’agisse du duo Crobyle ou Myrtale ou d’Albine en fin d’ouvrage, aux phrases si musicalement belles et profondes.
On regrettera cependant la diction désastreuse de toute cette distribution : presqu’aucune consonne de la langue n’est audible et de nombreuses erreurs importantes de prononciation sont entendues (bien au-delà des "en" et des "on", réputés si difficiles). Partant, on comprend souvent fort mal ce qui est dit. Un répétiteur tenace et avisé serait facilement venu à bout des quelques corrections majeures et indispensables qui font de la langue entendue ici, presque une caricature. On le regrette d’autant plus qu’il est devenu de nos jours incontournable pour tout chanteur de maîtriser au moins une ou plusieurs prononciations, sans parler nécessairement de langues. C’est l’inconvénient majeur de cette production sans lequel notre avis serait bien plus favorable.La direction du chef italien Gianandrea Noseda, actuel directeur du Teatro Regio de Turin, est idéale. Elle insuffle à chaque instant la vie et la couleur sur un orchestre en grande forme. Ses tempi sont vifs et son accompagnement dramatique d’une véritable efficacité. En outre, le chef a parfaitement compris qu’un des atouts de l’opéra de Massenet réside dans la qualité exceptionnelle de son orchestration, et dans la richesse des timbres de sa palette expressive. À ce titre, Massenet se hisse au rang des orchestrateurs majeurs de la musique française aux côtés de ces maîtres absolus que sont Berlioz, Ravel, Debussy et Roussel, ses contemporains pour les trois derniers.
Le jeune metteur en scène Stefano Poda, parvient parfaitement à la représentation de deux mondes aux antipodes l’un de l’autre : le premier fait de rigueur et d’austérité religieuse, celui de l’ermite Athanaël ; l’autre, celui d’Alexandrie et de sa célèbre courtisane Thaïs, qui enflamme la cité dans sa quête perpétuelle de plaisirs sensuels. Athanaël entreprendra de ramener la pécheresse à Dieu et de la convertir à sa Loi. Y parvenant, il ne résistera pas à l’angoisse d’abandonner à l’austère, celle qu’il admet enfin aimer, alors qu’elle a déjà quitté les plaisirs terrestres, et que leurs vocations respectives se sont, en quelque sorte, mystérieusement inversées.
La mise en scène oppose d’emblée le monde sacré teinté de blanc et son cortège de corps nus comme abstraits (mais qui possède en substance la sensualité de certaines représentations religieuses), au monde luxuriant mais noir du palais d’Alexandrie, chez Nicias, où sévissent la débauche et la luxure. Puis, à travers la célèbre Méditation, qui relève plus du mystère religieux que du songe, les deux mondes s’interpénètrent lors de la grande scène de ballets à l’Acte II, alors que Thaïs fait son choix définitif de suivre Athanaël. Pour Thaïs le sacré l’emportera finalement et elle effectuera vêtue de blanc son entrée au royaume des nus, alors qu’Athanaël reste, immuable dans sa tunique noire comme hanté pour toujours par le doute qui l’habite.
Cette production est finalement assez lisible et semble recevoir l’adhésion du public. L’accueil est chaleureux pour les artistes lyriques, pour la mise en scène, mais en encore bien davantage pour le chef d’orchestre. C’est également notre point de vue.
Décidément la relève de leurs aînés est bien assurée par la jeune génération de chefs italiens, généreuse en successeurs.
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Gilles Delatronchette