Il faudra néanmoins attendre la troisième pièce pour que la voix trouve définitivement sa place, après un Bizet d'échauffement et un Franck à l'aigu final juste mais mal préparé. Tout le talent de Susan Graham va trouver heureusement à se révéler dans la périlleuse Danse macabre de Camille Saint-Saëns, à la diction redoutable, que tout le monde connaît dans sa version orchestrale. Ici, la voix remplace le violon avec une virtuosité tournoyante et un abattage proprement édifiants. Cette mélodie descriptive appelle facilement une mise en scène et Susan Graham ne s'en prive pas. Elle théâtralise avec discrétion mais efficacité le déroulement du récit, manière pour elle de vivre la musique pleinement même si le récital avec piano ne s'y prête a priori guère.
Les Cigales de Chabrier confirment cette imagerie corporelle. La chanteuse fera ainsi le geste de regarder sa montre sur les paroles "c'est midi qui chante". La complicité avec le sympathique pianiste Malcolm Martineau s'établit par des coups d'œil malicieux et une joie de jouer ensemble exprimée par leur visage.
Après l'ironie acerbe, l'atmosphère change avec Chère nuit de Bachelet et le fameux Au pays où se fait la guerre de Duparc. La tessiture devient plus sombre, nostalgique, trouve sa place dans un romantisme tardif un peu désuet mais tout à fait enchanteur. Le choix d'une scène au fond noir abyssal flanquée de chaque côté de deux raies de lumière bleue intense contribue à nous transporter dans une atmosphère prégnante.
Ravel nous plonge sans transition dans le XXe siècle provocateur. Ainsi Le Paon tiré des Histoires naturelles prépare-t-il un terrain idéal pour l'échange des interprètes avec le public. L'humour insolent du texte et celui de la musique qui firent scandale à l'époque de la création font leur effet sur le visage expressif du pianiste, secondé par une mise en scène de la chanteuse ayant pour effet de provoquer des rires discrets dans la salle. L'interprétation de Susan Graham ne tombe heureusement pas dans le caricatural. Tout est fait avec goût.
Le mime s'invite ensuite dans le même esprit, avec la même pertinence, dans la mélodie de Caplet sur Le Renard et le corbeau.La composition quasiment chronologique du récital nous permet d'entrer dans le toujours plus grand raffinement de la mélodie française avec la Réponse d'une épouse sage de Roussel et le Colloque sentimental de Debussy, pièces évoquant le passage du temps et ses victimes humaines. Là encore, l'atmosphère de recueillement est au rendez-vous.
La Vocalise-étude de Fauré, judicieuse transition sans parole qui n'est pas sans rappeler la Vocalise de Rachmaninov ou le n° 5 des Bachianas Brasileiras de Villa-Lobos, nous dirige à nouveau vers l'humour musical avec la brève Chanson de la poire d'Honegger et La Souris d'Angleterre de Rosenthal, où Malcolm Martineau prend un plaisir malicieux à faire claquer les touches du piano comme un piège à rat se refermant sur sa victime, Susan Graham jouant avec délices sur les mots anglais du texte.
Les deux dernières mélodies renouent avec un ton plus amer : La Dame de Monte-Carlo de Poulenc peut aisément s'apparenter à un mini-opéra de sept minutes résumant une vie de femme déchue qui trouve la solution dans la mort. Quant à la dernière pièce, A Chloris de Hahn, il termine le récital sur une note émouvante aux relents de néoclassicisme effleuré au piano et magnifiquement ennobli par une voix subtile des plus expressives.
Dans le redoutable exercice de la mélodie française, où le piano et la voix ne peuvent se permettre la moindre erreur ni la plus infime faute de goût, où rien ne peut être sauvé par la mise en scène, Susan Graham et Malcolm Martineau savent théâtraliser et rendre vivante une succession de mélodies assez éclectiques. Ainsi, le lien avec le public se met en place rapidement avec succès et le courant passe pour notre plus grand plaisir musical.
Nicolas Mesnier-Nature