La vie nous offre parfois de bien étranges et sympathiques retours aux sources. Prenez Plácido Domingo. D’aucuns croyaient qu’il nous avait tout dit et qu’il avait atteint le sommet de sa carrière, la consécration ultime à l’époque des "Trois ténors". Et pourtant, c’est mal connaître non pas le chanteur, mais l’artiste complet qui, non content de s’être fait un nom au firmament de l’art lyrique comme l’un des plus grands ténors d’opéra de l’histoire, s’est bien vite retourné vers une partie importante de ses origines, la Zarzuela, opérette espagnole dont ses parents ont été de dignes représentants. Un genre qu’il sert depuis pas mal d’années maintenant aussi bien en tant que chanteur que chef d’orchestre, apportant de fait une reconnaissance mondiale à un art autrefois considéré comme local et populaire.
Mais la soixantaine arrivant, la carrière de ce touche à tout génial et curieux ne pouvait s’arrêter là et, après une "première vie" vouée au bel canto, il s’est lancé dans l’opéra baroque, avec notamment un Tamerlano au Teatro Real de Madrid qui reste encore dans les esprits, avant une Île Enchantée très attendue au Met en décembre et janvier 2011.
Et tandis que la brillance extraordinaire de ses aigus pâlissait quelque peu avec l’âge, le voici qui transforme l’essai à son avantage en changeant de diapason et même en changeant de registre. Lui qui s’était présenté à 18 ans en tant que baryton à l’opéra de Mexico - l'institution lui a conseillé de passer ténor -, revient aujourd’hui à sa tessiture naturelle dans ce Simon Boccanegra dans lequel il peut enfin interpréter le rôle-titre, lui qui connaissait plutôt celui de Gabriele Adorno, à la tessiture de ténor.
Pour être complet, précisons que Plácido Domingo s’est d’abord essayé à ce rôle du doge de Gênes quelques mois avant New York sur les planches de l’opéra de Berlin, sous la direction de Daniel Baremboïm. Il a donc enchaîné ensuite avec cette mise en scène déjà ancienne mais éprouvée de Giancarlo del Monaco, tout à fait typique du Met par son classicisme, certes, mais également par sa somptuosité. Costumes précieux, décors opulents de détails (palais du doge) et d’ambiances (jardins du palais Grimaldi, plus toscans que ligures, mais qu’importe !). Or, devant le gigantisme de la scénographie, Plácido Domingo habite littéralement l’espace d’une humanité bouleversante, qu’il partage avec le Fiesco de James Morris, avec qui il forme un duo d’anthologie, notamment à l’acte III. Les deux complices compensent ainsi très largement les petites imperfections techniques par une présence poignante, comme si ces rôles avaient été écrits pour eux.
Difficile dans ces conditions pour le reste de la distribution de se hisser à la hauteur de ce duo de tête. Marcello Giordani reste très honorable dans Adorno, dont les aigus, certes pas toujours très justes, ne manquent pas, pour autant de brillant. Quant à Adrianne Pieczonka, elle ferait plus les frais d’une erreur de casting qu’autre chose. Son interprétation est solide (presque trop) mais c’est justement pour cela que l’on peine à croire en sa juvénilité.
Malgré ces quelques réserves, l’ensemble fonctionne admirablement, galvanisé par la présence de Plácido Domingo, mais également par la direction musicale exemplaire de James Levine, dont Simon Boccanegra est l’un des opéras préférés… et cela se ressent. Un véritable souffle, une énergie et une formidable cohérence parcourent son interprétation, avec une attention méticuleuse aux détails (magnifique articulation des cordes, aérées, galbées, intenses) et un équilibre idoine entre la fosse et la scène.
À l’heure où la perfection technique n’est pratiquement plus que le seul critère des bêtes à concours de tout poil, cette production bien qu'imparfaite n’en est que plus exemplaire d’un art malheureusement en voie de disparition, où l’authenticité de l’émotion et la force de l’humain priment sur la froideur technique.
Une interprétation chaleureuse, puissante, indispensable !
Jean-Claude Lanot