Avec Siegfried, nous quittons le monde des dieux, des demi-dieux, pour ne plus évoluer que sur terre.
Wotan lui-même erre sous l’aspect banal du commun des mortels.
Peu à peu l’étau se referme sur son destin et, bien que rien n’y paraisse, une fin cataclysmique s’annonce…Siegfried est un peu la page "poésie" du Ring de Wagner et l’acte central en est son chapitre essentiel.
Mais rien ne démérite par rapport aux pages précédentes de cette production de Valence, et encore moins sur le plan musical.
Peut-être cette poésie, propre au naïf et au mystérieux, ne ressort-elle pas autant que le surnaturel du monde des Dieux de L’Or du Rhin ou que la magnificence du rocher qui conclut Walkyrie.
Peut-être aussi, dans ce qui semble dessiner un Ring tout à fait exceptionnel et à nul autre pareil, ce Siegfried de la fantastique troupe de La Fura dels Baus fait-il ressentir une sorte d’essoufflement ?
Étant donné la merveille que l’acte central constitue sur le plan musical, nous sommes-nous attendus à des formes superlatives du merveilleux, dont nous savons l’équipe scénique capable ?
Si tout est réglé à la perfection, si tout fonctionne parfaitement, on reste, il est vrai, quelque peu sur sa faim à l’issue de la représentation.
Cela commence pourtant plutôt bien avec, dès le début de l’Acte I, l’abattage du Mime de Gerhard Siegel. Ce sont, tant sa maîtrise du rôle - il l'a chanté à maintes reprises, et encore en 2007 à Bayreuth sous la direction de Christian Thielemann - que celle de sa propre langue qui fluidifient naturellement son débit frénétique.
Il sait aussi se faire chantant et sa prestation est admirable de part en part. Alors qu’elle occupe une majeure partie de l’acte initial, avec ses trois énigmes à résoudre et l'affrontement de Wotan, cette grande scène est d’une densité musicale splendide. Grand moment de chant wagnérien que cette confrontation de deux artistes lyriques d’une telle qualité (le toujours idéal Wotan de Juha Uusitalo).
À ce stade la production, - les costumes, à nouveau, mis à part - nous réserve de fantastiques surprises visuelles qu’on laissera le lecteur imaginer et découvrir.
La scène de la forge qui suit nous fait découvrir Siegfried.
Peut-être ce rôle est-il le plus écrasant de tout ce Ring tant il se trouve exposé ici, comme jusqu’à la fin de ses jours dans le futur Crépuscule des Dieux.
Chanté ici par le canadien Lance Ryan, ce dernier en possède parfaitement la stature et s’illustre depuis un certain temps dans ce répertoire.
Son chant n’est pas des plus subtils (le rôle non plus !) mais c’est surtout son allemand qui laisse parfois quelque peu à désirer.
Il ne manie pas parfaitement le rythme et les accents de la langue, ce qui accentue une absence de grâce certes, mais surtout le coté un peu falot du personnage.
Rien de tragique toutefois, et même facile à améliorer avec un bon répétiteur. On savoure en revanche son timbre lumineux, ses aigus rayonnants et vaillamment projetés, et sa précision musicale et dramatique.
Toute la scène baigne dans la joyeuse lumière du feu de la forge, d’une couleur chaleureusement dorée, représentée là encore de façon fort originale.L'Acte II s’ouvre cette fois sur le duo entre Wotan et Alberich. C’est Franz-Joseph Kapellmann qui chante ce dernier, parfaitement désespéré.
Bientôt paraît Siegfried, vainqueur de la forge et donc armé de son infaillible épée.
Il bravera sans peur le dragon Fafner et le vaincra.
Le dragon, tiré de son sommeil ne viendra pas seul et nous le fera savoir.
Non sans humour - suivez son regard sur la fosse… -, le dragon est à proprement parler, "métalliquement" et "mécaniquement" diabolique !
Stephen Milling apporte sa basse profonde à Fafner ; c'est un véritable accomplissement dès qu’il ouvre la bouche, au point qu’on souhaiterait qu’il meure plusieurs fois !
Son articulation et la projection de son chant nous comblent.
Au sommet de la partition, comme au sommet des arbres, les magnifiques Murmures de la forêt concluent l’Acte 2.
Dans les airs, l’oiseau que Siegfried comprend désormais, est joliment chanté par Marian Zyatkova.
Le dernier acte pose d’emblée le problème intrinsèque de la partition : sa longueur.
Le Wotan toujours aussi superbe et hiératique de Juha Uusitalo va se confronter à Erda.
On a connu, pour ce rôle, court mais d’une exceptionnelle densité, plus profond et plus mystérieux que Catherine Wyn-Rogers.
L’artiste n’est pas vraiment en cause, mise à part une lecture plutôt superficielle de la partition, mais pas plus sa magnifique voix que son timbre ne reflètent la profondeur d’outre-tombe requise qui fait du personnage un rôle à part.
À l’instar du "Ô Mensch" de la Symphonie no. 3 de Gustav Mahler (quatrième mouvement) qui ne peut être confié à une voix trop légère ni de couleur trop vive, Erda doit posséder naturellement mystère et profondeur, sans lesquels Wotan ne peut la craindre…
Bientôt Siegfried parvient au pied du rocher où repose Brunhilde.
Non qu’elle s'épuise en termes d’imagination ou de puissance créative, la production se heurte elle aussi à la longueur interminable du duo Siegfried/Brunhilde.
On craint l’échec un instant, quand les deux héros se retrouvent dos à un décor presque nu, tant les images composées jusque-là nous impressionnaient par leur richesse.
Alors que leur amour se libère de sa pondération, les héros vont se libérer eux-mêmes du carcan de leurs costumes et s’offrir l’un à l’autre enfin quelque peu allégés de leurs armures tant psychiques que physiques. La réponse à ces moments de flottements qui, on le répète, ne peuvent être imputés à la seule production mais aussi à Wagner, se fera musicalement : si les deux héros n’ont ni le crédit, ni le physique, ni les superbes costumes de Manfred Jung et de Gwyneth Jones dans la production historique Boulez/Chéreau à Bayreuth, ils sauront toutefois nous convaincre par leur incroyable domination du texte musical et lyrique.
Ils réussiront, mieux même que les icones citées dans cette scène calamiteuse sur le plan vocal lors du direct de Bayreuth, à tenir leur engagement vocal jusqu’au bout, jusqu’au paroxysme musical de la fin de l’opéra.
Rien que pour cela, ce véritable tour de force comblera les moments de doutes que, tel Siegfried face au rocher, nous rencontrons, nous aussi, au cours de cette page finale de l’ouvrage.
Une nouvelle fois les costumes ne se prêtent pas le moins du monde à l’œil rapproché de la caméra ; ni l’aspect Davy Crocket de Siegfried, doublé d’un faux air d’Anthony Cavanagh blanc, voire de Jacquouille la fripouille, ni l’accoutrement d’Alberich ou de Mime ne résisteront à la proximité de notre regard.
Il nous faut ajouter que le metteur en scène Carlus Padrissa voit en Siegfried un être androgyne, mi homme mi femme, avant qu’il ne se révèle face au rocher.
Partant, on imagine bien mal comment rendre en scène cette absence supposée d’identité, ne serait-ce que visuellement.
Mais l’interrogation méritait sans doute d’être posée et c’est donc essentiellement musicalement que l’exploit se renouvelle.
Mehta nous offre une direction toute faite de transparence, de puissantes tensions, de beautés paroxystiques et sa lecture est d’une véritable plénitude.
Le chef est à son bonheur - comme au nôtre - à la tête du merveilleux orchestre de la Comunitat Valenciana.
Cette formation ne manque pas une seconde ni de poésie, ni d’efficacité dramatique dans la tension, ni de cette superbe limpidité qui constituent pour la forêt, l’oiseau et le dragon, parmi les plus belles pages orchestrales du Ring…
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quatrième volet du Ring,
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Gilles Delatronchette