À 71 ans, l'ancien adjoint de Mravinski à Léningrad se trouve durant le Festival de Verbier face à un orchestre uniquement composé de jeunes musiciens venant de tous horizons.
La génération montante doit faire face à une musique-témoignage - comme quasiment toute l'œuvre de Chostakovich -, à un héritage humain et un vécu qu'elle ne peut comprendre qu'à travers ce qu'on lui apprend.
Yuri Temirkanov est de fait tout désigné pour communiquer aux musiciens les données biographiques essentielles, pour assurer la "liaison" en quelque sorte, car, bien que n'ayant pas fait de grande carrière discographique, il a toutefois enregistré quelques œuvres de Chostakovich à Léningrad.On ajoutera que, si l'entendre et le voir dans la très enregistrée Symphonie no. 10 s'avère intéressant, il est difficile de ne pas le comparer aux références que représentent les grands maîtres russes Mravinski, Rozhdestvenski, Kondrachine et l'Allemand-Soviétique Sanderling.
On connaît trop bien les circonstances de la création - l'œuvre naîtra juste après la mort de Staline, 8 ans après la Symphonie no. 9, et sera créée par Mravinski en décembre 1953 à Léningrad - et le mélomane averti aura sans doute du mal à adhérer pleinement à l'interprétation de Temirkanov.
Ce qui nous est donné à entendre relève plus d'une excellente lecture de texte que d'un engagement interprétatif sans concession.
L'insuffisance de cette optique n'échappera pas à qui souhaite aller plus loin qu'une simple découverte en première audition.Ainsi, les tempi adoptés par Temirkanov se situent dans la moyenne : il prend le temps de mettre en valeur les solistes, les stimule même à l'aide de sa main gauche par de petits mouvements des doigts et un visage expressif. La battue est ample - même sans baguette ! -, souple.
Dans le 1er mouvement, les pianissimi sont profonds, le phrasé respire, les tutti sont puissants sans être criards. Il n'y a pas de surprises et tout est fait pour installer un discours fluide.
Le fulgurant 2e mouvement contient la vigueur de la jeunesse.
Le contraste total et irrévérencieux du 3e mouvement est mené sans vulgarité et avec enthousiasme, et la partie valse avec percussions est presque élégante.
Le Finale se conclut enfin en beauté, sans fatigue.
Le bon goût est là, sans aucun doute.
Mais l'absence de parti pris gêne.
Yuri Temirkanov se sert de la maîtrise technique des jeunes artistes à la recherche d'une belle sonorité, léchée.
Mais où est le drame ?
Où est l'ironie ?
La fameuse signature musicale DSCH* ne peut ici être assimilée à la voix du compositeur, elle est simplement jouée comme un thème parmi d'autres à un point que sa réitération dans le finale passerait presque inaperçue.
Un comble !
* DSCH correspond au motif musical ré-mi bémol-do-si, qui s'appuie sur 4 lettres de Dimitri SCHostakovich dans le système de notation musicale allemand, autant que dans celui de sa transcription depuis le nom russe.
Voir diriger Temirkanov permettra de mieux saisir son approche.
Les caméras savent s'attarder sur les expressions modérées du chef en relation avec la musique.
Elles se montrent parfois étonnantes.
Par exemple, suite au déferlement énergique du 2e mouvement, le visage tendu, le chef se remonte les joues de chaque côté de la bouche puis remet ses lunettes en affichant une tête penchée de clown, sa manière à lui de dérider l'orchestre…
Et il parvient ainsi à le préparer à aborder l'Allegretto.
Mais qu'on se rappelle l'ambiance dramatique implacable d'un Mravinski, même dans les parties ironiques.
Son visage aux traits tirés n'y était pas étranger.L'écriture filmique de ce concert met très bien en valeur chaque soliste par la multiplication des gros plans.
Le vu correspond parfaitement à l'entendu jusque dans l'extrême : un plan, même pour une note rapide.
Dans le premier mouvement, les deux images de l'orchestre et du chef se retrouvent côte à côte, procédé dynamique (split screen) bienvenu que l'on rencontre maintenant dans les films ou les feuilletons télé.
Mais la qualité de la réalisation de ce programme ne peut faire oublier qu'une telle œuvre est trop connotée pour être jouée ainsi, d'autant que Chostakovich changera de style dans les cinq symphonies suivantes.
La 10e doit figurer une forme d'adieu et représenter une synthèse stylistique en même temps qu'humaine.
Cette dimension doit être ressentie à l'écoute.
Il manque définitivement une dimension que Temirkanov aurait sans doute obtenue avec un orchestre plus humainement mature.
L'excellence technique du Verbier Festival Orchestra peut suffire à satisfaire un public avide de découverte, mais certainement pas d'émotions fortes.
Vous lirez avec intérêt l'article sur les rapports entre Chostakovitch et Staline sur le site de notre partenaire Symphozik.info.
Nicolas Mesnier-Nature