Tout commence très bien avec les trois Nocturnes op. 15 de Chopin. Si d'aucuns apprécient peu le style du compositeur franco-polonais, sa tendance à l'alanguissement, au mélancolique outrancier, voire au romantisme salonard, c'est sans doute qu'ils sont victimes de nombre d'interprètes qui le jouent ainsi. Pour eux, une valse est à trois temps, et un nocturne forcément élégiaque. Sauf qu'à l'écoute des plus grands - Samson François et Vladimir Sofronitsky, pour citer l'exceptionnel -, l'intérêt est ailleurs. Quoique dans un style très différent, Il faudra désormais ajouter à la liste Severin von Eckardstein.
Pour ces génies, une valse n'en est pas une, pas plus qu'un nocturne n'en est un. C'est ce qui ressort très bien dès les premières notes entendues. Très naturel, sans forcer le ton et avec une grande intelligence des phrasés, le pianiste essaie de retrouver à l'aide d'un tempo serein le fameux bel canto tant aimé de Chopin et qu'il avait appris en allant écouter les divas belliniennes aux Italiens*. Sans pathos inutile, le Troisième nocturne de l'op.15 renoue avec le chant absolu, appuyé par des basses présentes sans être encombrantes. On nous raconte une histoire, on donne un sens à ces pages célèbres où la concurrence est sauvage.
* Cf. Chopin at the Opera (lire le test de ce DVD).
Le Scriabin de von Eckardstein se singularise par un très bon dosage de la pédale. Là encore, prenant le contrepied du flou harmonique et mélodique usuel, clarté et netteté sont au rendez-vous. Les basses rebondissent sans lourdeur, le rythme surgit à chaque mesure et flirte parfois avec le jazz dans la Sonate no. 4.
La Ballade de Grieg n'a rien d'un parcours champêtre déroulant ses aimables variations. Le pianiste unifie l'ensemble par le jeu de la quête du thème et réussit la quadrature du cercle lorsqu'il arrive à traiter chaque variation comme un petit poème autonome tout en le reliant comme une perle à son chapelet à l'ensemble assez long du cycle.
Le cœur du programme laisse place un souffle interprétatif et une puissance conceptuelle hors du commun avec le redoutable dernier Regard de Messiaen et la non moins éprouvante Sonate de Liszt.
Messiaen est joué rapidement et intensément. Severin von Eckardstein y déploie une palette de nuances qui semble infinie, allant des pianos les plus doux aux forte les plus assourdissants. Les chants d'oiseaux brillent dans les aigus et les cloches percussives sont assénées aux poings dans les premières notes du clavier. Ce 20e Regard est une synthèse de l'ensemble du cycle. L'interprète y développe lui aussi une synthèse de son style : élégance, clarté, total investissement. Il va chercher les nuances dans le fond du piano.
Le terrain d'application idéal réunissant un souffle continu, un sens de l'architecture, une virtuosité hors pair s'incarne bien dans la Sonate de Liszt. Severin von Eckardstein ne donne étrangement pas l'impression de s'y lancer à corps perdu : les mouvements de son corps dénotent une maîtrise physique destinée à conserver son énergie pour aller jusqu'au si final. L'expression de son visage parle pour nous : il semble en quête permanente d'un idéal interprétatif absolu, à la recherche d'un son, et déroule dans sa tête tout sauf une enfilade insensée de notes. On ne remarquera aucune trace d'épuisement ou de lassitude, tout juste un peu de tension, aucune transpiration. Il n'interprète pas : il crée.Comme bis, on retrouve Chopin avec une valse qui s'ignore, une de ses propres compositions pour laquelle il prépare certaines cordes du piano et le dernier mouvement de la Quatrième sonate de Prokofiev, tourbillonnante et étourdissante.
On ne regrettera dans cette prestation que la médiocrité des prises de vue, figées et parfois tremblotantes, ainsi que les trop rares vues en plongée au-dessus du clavier.
Severin von Eckardstein fait penser à un autre génie du clavier, Cyprien Katsaris*. On y retrouve dans un style toutefois très différent, plus "sage", cette agréable impression d'une recréation et d'une narration qui nous ferait littéralement redécouvrir n'importe quel morceau que l'on croit connaître. Son immense virtuosité sait être discrète et sans ostentation, centrée sur la recherche d'un son idéal extrêmement raffiné. On est loin, très loin des broyeurs d'ivoire standardisés, ce qui est fort rare à cet âge.
* Nous vous conseillons le DVD Cyprien Katsaris - Live in Shanghai, également testé sur Tutti-magazine.
Nicolas Mesnier-Nature