La version primitive du Joueur date de la Première Guerre mondiale, 1915-1916. Malheureusement, la Révolution russe éclatant, l'opéra ne put être représenté. Dix ans plus tard, Prokofiev remanie la partition alors qu'il voyage en Occident et la première a enfin lieu en Belgique, en français, en 1929. La version que nous entendons ici est chantée en russe.
L'action d'origine se passe en 1865 dans une ville imaginaire, Roulettenbourg, autrement dit la "ville du jeu". Mais le metteur en scène Dmitri Tcherniakov transpose à l'époque contemporaine les lieux et les personnages, mais pas la société. Car il nous est clairement signifié que, depuis Dostoïevski – l'inspirateur du livret -, rien n'a changé : mêmes classes oisives, mêmes nobliaux, mêmes demi-mondaines, mêmes intéressés, serviteurs et valets, mais aussi mêmes mentalités. Un point commun relie tous ces hypocrites calculateurs : l'argent, que ce soit par son abondance ou par son absence. Il commande toutes les relations, achète les comportements, soumet les puissants, venge les pauvres. Un autre ciment les sépare ou les rapproche : le destin, positif ou négatif. Ces hommes et ces femmes soumis se donnent l'illusion de maîtriser le leur en jouant avec, ici de manière réaliste, sur le tapis vert des tables de jeux.
La mise en scène divise le plateau tournant en quatre parties : à gauche la chambre d'Alexeï où débute l'action, un hall d'accueil d'hôtel et deux autres chambres. À certains moments, cela nous permet de voir plusieurs actions en simultané. Le mobilier est très restreint dans les pièces latérales, mais la vaste salle centrale accueille des fauteuils disposés de façon à créer des points de rencontre entre les personnages. La porte tournante de l'entrée de l'hôtel rappelle judicieusement la roulette des tables à jouer. L'éclairage est diffusé par des néons et des ampoules, les murs projettent un bleu intensément et uniformément froid, tandis que les costumes évitent l'extravagance tout en caractérisant bien les personnages. Les figurants témoins de l'action et muets sont présents dès le tout début de la représentation qui élude le lever de rideau traditionnel. Ils représentent en quelque sorte les spectateurs de l'action arrivant progressivement dans la salle du Staatsoper.
La musique de Prokofiev demande une écoute soutenue de l'orchestre qui possède à lui seul la capacité à maintenir notre attention durant les 2h20 que dure l'opéra. Le Joueur brille en effet par son absence d'airs et la plupart des scènes à plusieurs personnages - parfois longues - se bornent à des dialogues récitatifs. Niant la mise en valeur d'un artiste brillant par sa voix, Prokofiev demande bien là un chanteur-acteur plus qu'un chanteur-vedette. Heureusement, la mise en scène précise de Dmitri Tcherniakov s'ingénie à valoriser et à déplacer les acteurs-chanteurs. Ainsi, la difficulté que représente la mise en scène de la partie de jeu à l'Acte IV est-elle parfaitement coordonnée malgré la multiplicité des personnages.Pour autant, une certaine présence mélodique intervient lors de la présence sur scène des rôles les plus importants : le couple Alexeï/Polina ; le Général et la Babulenka. La présence en scène quasi continue de Misha Didyk dans le rôle-titre exprime une forte personnalité. Le personnage de dominatrice-dominée, avec sa blondeur fatale fragile, est bien campé par Kristine Opolais à la puissante voix. Le Général, dans son costume blanc, assorti de beaux restes avec sa chaude voix de basse. Enfin, Stefania Toczyska campe une Babulenka richissime en vison puis ruinée parfaitement crédible.
La direction de Daniel Barenboïm se laisse porter par le flot musical de Prokofiev. La grande richesse musicale d'un orchestre parfois fortement dissonant, violemment moderne, est justement maîtrisée pour ne pas couvrir les chanteurs. Le chef va dans le sens d'un accompagnement cohérent donnant une certaine unité à l'ensemble de l'œuvre.Quant aux prises de vues, elles pêchent par leur uniformité trop frontale pourtant tempérée de façon maladroite par une caméra vibrante placée sur le côté droit de la scène. Cela est regrettable car le spectateur a l'impression d'être placé comme au milieu des chanteurs.
La sortie de cet opéra difficile en DVD et en Blu-ray reste néanmoins bénéfique au regard de son originalité. Mais pour un opéra dans lequel, pourrait-on dire, on ne chante pas, une seconde écoute débarrassée de la lecture des sous-titres, serait presque nécessaire afin d'en apprécier pleinement les multiples richesses orchestrales.
Nicolas Mesnier-Nature