Dès le début du programme, la jolie verrière de la Royal Opera House sous la neige au pied de laquelle brillent quelques arbres parés de petites lumières festives annonçant Noël est en parfait accord avec l'esthétique de ce Casse-Noisette. Notre sentiment se trouvera du reste conforté par un grand sapin richement décoré lorsque la caméra nous conduira quelques instants plus tard dans les parties communes du théâtre.Dès la reprise du thème musical de l'Ouverture, le rideau se lève sur l'atelier de Drosselmeyer. Il s'applique à couronner une miniature d'ange à l'esthétique victorienne soignée. À la façon d'un fil que l'on déroulerait pour lier les scènes entre elles, nous retrouverons cet ange trônant en haut de l'arbre de Noël de la famille Stahlbaum, puis démultiplié et glissant sur un sol vaporeux pour accompagner le traîneau qui conduira Clara et son Casse-Noisette vers un pays imaginaire au début de l'Acte II. L'excellent Gary Avis, danseur spécialisé dans les rôles de caractère, donne vie à Drosselmeyer avec conviction. Évoluant ici dans une petite pièce finement décorée dans les moindres détails, il sera omniprésent durant tout le déroulement du ballet à la façon d'un grand ordonnateur d'événements. Le fantastique nous donne un premier rendez-vous durant cette courte introduction lorsqu'il se saisit d'un casse-noisettes et que l'on voit un portrait prendre vie, nous révélant déjà un pan de l'histoire.
L'arrivée des invités devant la maison des Stahlbaum est typique du théâtre anglais dans son habileté à recréer le quotidien sur un plateau. La mise en scène atteint une forme de réalisme à même de nous plonger dans un univers. À quelque 1'48 seulement du début de la représentation, le spectateur quitte sa passivité pour devenir un des invités de la famille. Dans la salle de séjour, de nombreux personnages très bien croqués s'agitent autour de Clara. On admirera les costumes soignés jusqu'à ceux des plus petits figurants. L'arrivée du magicien Drosselmeyer est rapide comme l'éclair. Sitôt apparu, sitôt volatilisé. L'ange offert à Clara s'anime…
La réalisation de Ross MacGibbon, malheureusement, fatigue parfois par ses cadrages un peu trop serrés et ses caméras qui exécutent de trop rapides panoramiques pour suivre les danseurs. Le réalisateur capte en revanche fort bien les pseudo-discussions comme les subtiles interactions entre tous les personnages secondaires et nourrit le spectacle d'une énergie riche d'aspérités humaines. Il faut reconnaître que l'activité est telle que le choix doit être difficile quant à savoir quoi montrer ! Mais des gestes sortant du cadre sont impardonnables, de même que les actions des personnages non cadrées jusqu'à terme.
L'Acte I foisonne de détails et de présences. Nous retiendrons en particulier celle de la maîtresse de danse (Genesia Rosato) dont le costume accentue le côté sévère et vieillot, et celle d'un Saint-Nicolas tout droit sorti d'un livre d'images. La Danse des invités, très protocolaire, ne présente rien de bien passionnant. Quant à l'accumulation d'entrées et sorties, elle ne change rien au fait que cette partie ne revêt pas d'intérêt autre que décoratif. Le Casse-Noisette du San Francisco Ballet chorégraphié par Helgi Tomasson, sans être aussi opulent, parvient bien mieux à intéresser par sa meilleure gestion de cette scène. Le retour de Drosselmeyer et quelques tours de magie spectaculaires ranimeront autant l'intérêt des convives que le nôtre. Mais, là encore, des tours bien mal cadrés gâchent les effets de la magie. L'intervention dansée des poupées Colombine et Harlequin (Bethany Keating et Brian Maloney), comme celle de la vivandière et du soldat (Helen Crawford et Kenta Kura) qui lui succède, interviennent comme de jolies ponctuations chorégraphiques à même de valoriser leurs jeunes interprètes.
Iohna Loots est une excellente danseuse que nous avions déjà remarquée dans le ballet Mayerling paru chez le même éditeur, et son profil fragile sied bien au personnage de Clara. Mais la coiffure, le costume, voire même la chorégraphie qui la caractérisent la rendent peu proche d'une jeune fille charmante et spontanée. Son jeu est du reste un peu surfait. Tout ceci constitue en fait une barrière entre le plateau et le spectateur, à l'exception de la touchante complicité qui unit Clara et son ami le plus proche (Paul Kay) mise en scène avec soin. Le grand-père (Alastair Marriott, excellent) perclus de rhumatismes se joignant à la danse constitue une nouvelle incursion réaliste ménagée au sein de la fantaisie. Cette vision humoristique de la vieillesse dans le jeune univers de la danse nous touche sans doute pour des raisons bien plus profondes…
Minuit sonne et les sympathiques poupées se font menaçantes. La nuit tombant, on se demande si Clara, apeurée, ne plonge pas en plein cauchemar. Le chorégraphe Peter Wright maîtrise parfaitement ce revirement et accorde à la perfection le fantastique de sa mise en scène à celui de la partition. Iohna Loots joue très bien la peur enfantine alors que nous assistons à la spectaculaire transformation de la pièce. Le savoir-faire des machinistes de la Royal Opera House opère un véritable tour de force pour faire disparaître les meubles et les murs, agrandir le cadre de scène, et faire grandir le sapin de façon spectaculaire. Les meubles reviennent, immenses et le casse-noisettes devient prince-militaire.
La bataille qui oppose soldats et souris représente un grand moment pour les élèves de la Royal Ballet School car ils ont travaillé avec passion pour incarner ces personnages aux côtés des danseurs confirmés du ballet, comme nous le montre un bonus très bien fait proposé en complément. Petits militaires et rongeurs belliqueux s'affrontent avec énergie dans un travail de lignes tout à fait respectable. L'apparition bien ménagée du Roi des souris menaçant (David Pickering) et le violent combat qui suit profitent de ce savoir-faire théâtral anglo-saxon typique des ballets au répertoire de la compagnie. Au terme de la bataille, le noir profond qui investissait l'espace se pare d'un bleu mouvant symbolisant le ciel. Le tissu tombant des cintres à l'origine de l'effet est magnifiquement détaillé par une définition absolument magique. La jeune Clara pense que son prince est mort dans la bataille tandis que le fond mobile participe visuellement à soutenir une tension dramatique devenue réaliste.
Le pas de deux qui suit - Clara et Hans-Peter - est porté par une des plus belles pages de la partition de Tchaïkovsky. L'orchestre exprime ses qualités de lié, sa musicalité comme la puissance de ses cuivres alors que le jeune couple doit exprimer des sentiments naissants à travers une chorégraphie fluide, spectaculaire dans les portés et riche en grands sauts. Mais Iohna Loots et Ricardo Cervera, malgré la qualité de leur danse, ne donnent à aucun moment la sensation de vivre la musique. Leur musicalité ne saurait être contestée, mais ils dansent sur la musique sans l'incarner. Leurs pas sont un peu étriqués, il est vrai, et les danseurs se laissent distancier par la puissance de la musique sans faire corps avec ce qu'elle nous dit. Reste une bonne technique non transcendée.
Les anges victoriens glissant sur le sol sont du plus bel effet pour accueillir les jeunes gens au royaume des neiges et introduire la Valse des flocons. Le corps de ballet s'y exprime de façon honorable, mais on remarque des énergies différentes dans les mouvements de têtes d'une danseuse à l'autre à l'occasion d'un plan moyen sur un groupe. Cette version de la célèbre valse ménage une large place aux interventions de Clara et Hans Peter. La neige qui tombe en gros flocons ininterrompus est tout simplement splendide. L'effet créé par les particules en suspension savamment éclairées est somptueux. Drosselmeyer réapparaît, les deux jeunes gens embarquent dans un traîneau conduit par un ange. Le rideau se baisse sur un Acte I très applaudi.Lorsqu'il se relève sur l'Acte II, une épaisse et vaporeuse couche de carboglace recouvre le sol et cache à la vue du spectateur les pieds des anges. Le traîneau entre en scène en un moment de pure fantaisie de Noël. Puis apparaît derrière un écran transparent le couple vedette de ce second Acte : la fée Dragée (Miyako Yoshida) et le Prince (Steven McRae). Ce tableau brille par les ors du riche décor et ceux des costumes mais évite pourtant la surcharge. Les jeunes gens sont accueillis dans ce cadre et Hans-Peter conte ses mésaventures aux hôtes bienveillants. Sa gestuelle s'apparente à une pantomime très précise qui ne perdra pas le spectateur dans un langage hermétique. Ricardo Cervera, à ce moment, paraît bien plus en accord avec le statut imposé par son rôle. Il émane de lui une prestance infinie et de fort beaux gestes à la fois naturels et remplis d'élégance. La personnalité du danseur trouve enfin, à ce stade du ballet, le moyen de s'exprimer.
Le divertissement donné en l'honneur de Clara et Hans-Peter révèle dans cette version un aspect assez différent de ce que d'autres productions présentent habituellement. Les jeunes gens ne sont pas de simples spectateurs mais interviennent continuellement en prenant part aux danses qui se succèdent. La Danse arabe permet d'apprécier la jolie Laura McCulloch, grande danseuse souple aux immenses yeux bleus. La chorégraphie chargée du mystère de la musique profite d'un éclairage en parfaite osmose qui joue la rupture avec ce qui précède. L'inventivité du chorégraphe est à saluer pour son utilisation de la danseuse soliste entourée de trois partenaires. Clara intervient ensuite avec astuce dans la Danse chinoise. La Danse russe est moins convaincante avec ses deux danseurs dont les fausses barbes semblent sorties d'un magasin d'accessoires bon marché. Ricardo Cervera fait pourtant preuve de brio dans cette chorégraphie qui, malheureusement, hésite bien trop entre les acrobaties de la danse de caractère russe et les pas insipides qui alternent sans imagination. Clara, dans la pause finale, ravit les spectateurs. Iohna Loots se montre très convaincante dans le Danse des mirlitons, entourée des quatre danseuses. Sa robe légère contraste avec les tutus courts des autres interprètes et sa danse est aussi charmante que maîtrisée.Technique et musicalité se donnent rendez-vous dans cette variation propre à valoriser enfin les qualités de l'artiste.
Suit une Valse des fleurs joliment réglée mais sans génie. Si le corps de ballet se montre à son affaire dans cette esthétique de pas, Laura Morera en Fée des roses, très bonne danseuse au demeurant, ne correspond physiquement pas au profil qui convient à cette intervention très classique. Son physique, si expressif dans des compositions fortes, se plie mal au décoratif de ce moment académique. Mais on se montrera encore davantage surpris par un manque de synchronisation flagrant lorsque Iohna Loots et Ricardo Cervera descendent du fond de scène vers le public en exécutant trois grands jetés dont les deux derniers ne sont absolument pas synchronisés. Puis, lorsque Iohna Loots se livre à une succession d'entrechats en même temps que les danseurs du corps de ballet, l'unité de mise s'effondre lamentablement en un ensemble totalement décousu et indigne. Quel désordre !
Le Grand pas de deux nous permet de retrouver la danseuse Miyako Yoshida, que nous avons tant appréciée dans le ballet Ondine. La perruque blonde dont sa tête est affublée ici pour le rôle de la fée Dragée ne lui convient pas vraiment, tandis que la couronne portée par son partenaire confère à Steven McRae un air un peu niais. Heureusement, la technique de haut vol des danseurs, leurs superbes ports de bras et le sourire radieux de Miyako Yoshida nous séduisent d'indélébile façon. Les portés de la fin de l'Adage sont superbes, spectaculaires.
Le couple de danseurs fait preuve d'une complémentarité extrême, à même de séduire et même de surprendre. Tandis que les qualités de Steven McRae se hissent dans sa Variation à un niveau de perfection technique et de précision rarement rencontrés chez les danseurs dotés d'aussi longues jambes, charme, délicatesse et style caractérisent la Variation de la fée Dragée. Miyako Yoshida y est splendide. Puis ampleur des sauts et manège éblouissant pour l'un, suivi de fouettés parfaits pour l'autre, se rejoignent dans une Coda parfaite.
La Valse finale est assez remarquable par sa mise en scène, et les danseurs du divertissement y sont intégrés avec bonheur.
L'épilogue du ballet montre Clara de retour chez elle, accompagnée de Drosselmeyer, alors qu'un ange symbolise l'adieu au royaume imaginaire. La transition est fort bien négociée et le retour à la réalité pour la jeune fille devient en quelque sorte le nôtre. Lorsque la jeune fille échange ensuite un regard avec Hans-Peter, on jurerait qu'ils se souviennent de leur voyage tant les visages parviennent à une expression complexe, lourde de sens. Le spectacle se termine dans l'atelier de Drosselmeyer dans lequel revient Hans-Peter. Le magicien voit dans le jeune homme l'incarnation du portrait vu dans le prologue. Mais là encore, un cadrage inadapté fait que c’est au spectateur de deviner ce qu'il ne nous montre pas…
Dommage.
Si de nombreuses qualités s'expriment tout au long de cette captation, plusieurs problèmes handicapent cette version, la note globale s'en ressent donc d'autant. Nous ne saurions donc nous montrer totalement convaincu par ce rutilant Casse-noisette qui demande la perfection.
Philippe Banel