Comme on pourrait s’en douter à la lecture du programme et des interprètes, l’attrait principal de ce DVD est la présence en soliste de Martha Argerich dans le Concerto en sol de Ravel. C’est donc avec elle que nous allons commencer…
Dès les premières mesures Martha Argerich est en totale introspection, concentrée au plus haut point sur le seul geste musical qui devra accompagner chaque note du Concerto. Constamment inspirée, elle possède à ce point l’intimité de l’écriture qu’elle en donne à entendre une sorte d’improvisation à la fois souple, aisée et originale. Elle fuit la moindre trace de maniérisme ou de sensationnel que pourrait susciter le verbe audacieux de l’auteur, mais pointe presque mystérieusement le moindre accent rythmique secret et la moindre intention poétique qui en font tout le charme.
Heureusement que l’artiste est à ce point dominante dans son incroyable densité interprétative, car ce ne sera pas le chef Yuri Temirkanov qui l’inspirera. Si le doute persiste, écoutons pour nous en convaincre une seule minute du Concerto de Schumann sorti en DVD chez le même éditeur avec la même pianiste mais Riccardo Chailly à la tête du Gewandhaus de Leipzig !
Comme dans le reste du programme, Yuri Temirkanov ne dégage aucune présence, aucun enthousiasme, pas plus qu'une inclinaison particulière à tel ou tel moment de la partition. On se contentera donc d’un orchestre doté des moyens exceptionnels que nous lui connaissons mais qui, ici, ne bénéficie d’aucune source d’inspiration. Seule Martha Argerich projettera-t-elle son ombre magique, cette extrême expression pudique qui ne laisse pas une once d’intention musicale de côté. Relayé par un chef inspiré, motivant et le gratifiant d’une présence irradiante, le Concerto de Ravel aurait été ce qu’il est en général avec Martha Argerich : un sommet musical d’une intense vitalité, et le présent DVD, sans aucun doute, aurait eu accès à un Tutti Ovation. Mais, en l’absence quasi-totale de motivation du chef russe, ce ne sera hélas pas le cas. Ce déficit majeur d’engagement tant technique qu’expressif laisse en outre les musiciens - pourtant disponibles et de haute tenue collective - orphelins de père et donc voués à eux-mêmes.La tonitruante et superbe Ouverture Fête de Chostakovitch ne dégage pas le tiers du panache dont son écriture est constituée et pas davantage l’éclat stupéfiant de son orchestration.
Quant à la splendeur musicale des Suites de Roméo & Juliette de Prokofiev, elles viennent enfin à bout du manque d’engagement (chronique ?) du chef, et suffisent par la densité exceptionnelle de l'écriture à l’impliquer davantage et à nous émouvoir. On a connu d’autres interprétations plus flamboyantes, plus poétiques, y compris - et comment ! - chez d’autres chefs russes. Si l'on reconnaît ici l’authentique considération du chef pour la musique de Prokofiev, on aurait aimé une prestation de même niveau, pour le reste de ce programme qui vaut d’abord pour le Concerto de Ravel et l’incomparable présence de Martha Argerich.
Gilles Delatronchette