Dans la villa de Nikita Magaloff, située près du lac Léman avec vue sur le château de Chillon, nous pénétrons dans un autre monde. Au premier étage, dans le salon de musique, deux pianos à queue attendent les artistes. Le maître s'assied à côté de l'élève, le regarde longuement jouer, sans l'interrompre. Puis, si nécessaire et de manière sporadique, il intervient "comme un médecin", dit-il. En effet, il s'agit de corriger et non de modifier complètement. Bien sûr, comme tout discours lié à l'interprétation, on se trouve constamment sur un fil, en équilibriste. Ainsi, le respect du texte doit autant que possible être absolu. Mais l'on peut aussi modifier nombre d'éléments dans le but de créer une interprétation. En accord avec lui-même, Nikita Magaloff admet qu'il faut donner de la liberté tout en contrôlant les excès.
La voix est douce, le débit lent et, à l'image du personnage, l'accent russe apporte davantage de souplesse et de délicatesse à son enseignement. Bien plus qu'une simple leçon de musique, tout un passé définitivement révolu s'incarne en Nikita Magaloff. Sa maison a des allures de musée dans lequel trônent de nombreuses photos et où les murs sont tapissés de livres. Les élèves n'ont peut-être pas tous conscience de vivre là des moments exceptionnels.
Trois ans seulement avant de décéder, le pianiste incarne ici toute une génération à l'histoire personnelle remplie de rencontres inoubliables : Prokofiev, Bartok, Stravinsky, Szigeti et tant d'autres ont passé du temps avec lui, pour faire de la musique bien sûr, mais aussi pour jouer aux échecs ! Magaloff a profité de leurs conseils et leçons. En cela, un cours avec lui se transforme rapidement en un contact avec l'histoire.Philippe Cassard est sans doute celui qui profite au mieux de la leçon : peu de temps avant le développement d'une carrière internationale, à l'image d'Olivier Baumont avec Kenneth Gilbert, il met directement en application les conseils et multiplie les échanges verbaux, témoignant même en aparté de son admiration pour l'ouverture d'esprit et l'humanité de son professeur. Dans ces rares instants privilégiés, on apprend sans doute plus en quelques heures passées avec Nikita Magaloff qu'en des années de conservatoire.
L'interprétation intégrale du Deuxième impromptu de Schubert, du Tango de Stravinsky et de la Barcarolle Op.60 de Chopin, dans l'ambiance feutrée et ombragée de la villa familiale suisse, au milieu des livres, sont autant de grands moments de piano offerts en outre dans ce beau documentaire.
Nicolas Mesnier-Nature