Cette production est avant tout l'œuvre de Lofti Mansouri, l'artisan de cette riche Veuve joyeuse et le dernier spectacle qu'il signe pour l'Opéra de San Francisco après 39 années passées dans ce théâtre, dont 14 en tant que Directeur.
La patte de Lofti Mansouri
Comme il l'exprime dans les bonus qui complètent le programme, les moyens engagés ont été importants, en particulier ceux alloués aux très beaux costumes de Thierry Bosquet et aux décors de Michael Yeargan.
Lofti Mansouri souhaitait se retirer sur un coup d'éclat et le pari est globalement gagné.
Pour cette Veuve joyeuse, le metteur en scène a fait plusieurs choix.
La langue anglaise tout d'abord. De nouveaux dialogues ont été commandés à Wendy Wasserstein (dramaturge lauréate du prix Pulitzer).
Comme dans la version française de laquelle elle retient certains passages, et contrairement à la version allemande que Mansouri a déjà montée mais qu'il trouve "moins légère", l'Acte III se déroule chez Maxim's.
Un ballet a été ajouté au début de cet Acte, dont la musique a été confiée à un orchestrateur qui s'est appuyé sur différents thèmes de Lehár.
Cette production confie également au secrétaire d'ambassade Njegus l'air "Quite Parisian", composé après la création de l'œuvre en décembre 1905 à Vienne.
Enfin, Yvonne Kenny interprète le rôle pour la première fois de sa carrière et le chef d'orchestre Erich Kunzel fait ici ses débuts à l'Opéra de San Francisco.
Acte I - En noir, blanc et rouge
Le dynamisme du San Francisco Opera Orchestra ne dispose que de quelques secondes pour s'exprimer avant le lever de rideau sur l'ambassade de Pontevedro à Paris.
On reconnaît pourtant dans ces quelques mesures survoltées l'habitude d'Erich Kunzel à diriger de la musique légère.
Pour le label Telarc, il a enregistré de nombreux disques à la tête du Cincinnati Pops Orchestra, délivrant tantôt des interprétations précises et musicales, tantôt d'une lourdeur affligeante par leur manque de nuances.
Cette courte introduction qui impose son dynamisme nous laisse donc aussi dans l'expectative.
Sitôt le plateau éclairé, le panache de la production nous accueille avec élégance.
Le décor de Michael Yeargan, tout de courbes et volutes Modern Style, constitue l'écrin idéal pour le luxe des costumes de Thierry Bosquet.
Cette harmonie tournant autour du noir, du blanc et du crème, rehaussée de bijoux, témoigne d'un goût à la fois certain et spectaculaire.
Le tableau est somptueux et rappelle à la fois les courses d'Ascott de My Fair Lady et les costumes de Cecil Beaton créés pour le film éponyme qui lui valut un Oscar en 1964. Les femmes aux longues robes qui se croisent en se toisant de la tête aux pieds nous y font immanquablement penser.
Le souci du détail va jusqu'à se nicher dans la gravure des flûtes que tiennent les invités de l'ambassade…Le premier duo qui réunit Valencienne et Camille de Rosillon rassure quant à l'habileté du chef à conduire un orchestre qui doit accompagner des chanteurs.
La direction de Kunzel se fait légère sans se départir d'une pulsation discrète mais constante, et l'orchestre répond à la finesse exigée par l'écriture de Lehár.
Angelika Kirchschlager est tout simplement délicieuse.
Sa voix idéalement timbrée, son émission parfaite et ses dons de comédienne convainquent immédiatement.
Elle confiera après le spectacle que ses costumes sont difficiles à porter, mais celui de l'Acte I lui va à ravir.
La voix du ténor Gregory Turay se prête on ne peut mieux à l'expression de l'amoureux transi qu'il incarne.
Maîtrise du souffle, aigus faciles, la couleur s'accorde parfaitement avec celle du registre de mezzo de sa partenaire avec laquelle il partage également un sens évident de la comédie.
Leur habileté à se déplacer en chantant, à esquisser des pas tout en maintenant la ligne de chant, est remarquable.Carlo Hartmann est aussi à l'aise dans le rôle plus dialogué que chanté de l'ambassadeur pontevedrin, époux soupçonneux de Valencienne, que les médailles sautillant sur sa poitrine. Ce personnage haut en couleurs et très théâtral lui convient bien.
Les très nombreux dialogues de cette Veuve joyeuse sont une commande de l'Opéra de San Francisco.
D'où, bien qu'écrits dans un style en adéquation avec le propos, cette vivacité appréciable nullement entachée - à l'exception d'une scène - de lourdeur, ce sens de la réplique légère et un esprit de "théâtre de boulevard" qui nous rapproche sans doute de la comédie originale écrite par Henri Meihac L'Attaché d'ambassade.
Dans sa mise en scène Lofti Mansouri s'attache à apporter vie à ces dialogues comme il le ferait pour une pure pièce de théâtre.
Les chanteurs se prêtent à l'exercice comme des acteurs et parviennent à conserver un rythme qui empêche toute lassitude dans l'attente de l'air suivant.
On est à même de penser qu'un véritable esprit de troupe marque du reste cette Veuve joyeuse.L'arrivée d'Anna Glawari en haut de l'escalier central, fabuleuse robe rouge parmi les convives en noir et blanc, est parfaitement ménagée.
Yvonne Kenny possède la classe et l'élégance du personnage.
Son sourire et son regard nous en disent déjà beaucoup sur l'humanité et la bienveillance qui vont habiter son Anna.
La soprano australienne Yvonne Kenny aborde ce rôle pour la première fois. Interviewée dans les bonus, elle explique combien l'opérette est difficile à chanter : des aigus très hauts, des graves très bas, de la danse et, en fin de compte, une performance bien plus athlétique que chanter l'opéra.
La mise en scène, il est vrai ne lui facilite pas la tâche. Mais il faut reconnaître combien, pour cette première incursion, elle semble à l'aise face à une gestuelle dansante, entourée de nombreux hommes dont elle constitue le centre.
Lofti Mansouri voulait pour "sa Veuve" une interprète ayant l'expérience de la Maréchale dans Le Chevalier à la rose, tant il situe le rôle d'Anna dans un axe comparable.
Yvonne Kenny a chanté la Maréchale et l'a du reste enregistrée en anglais chez Chandos.
Mais la voix de la soprano est-elle idéale pour l'immense étendue vocale demandée par La Veuve, en particulier dans l'Acte II ?
Yvonne Kenny a fait ses débuts en 1975. On éprouve du reste bien du mal à voir dans ce visage les traits d'une jeune veuve, alors que la voix au vibrato envahissant et les aigus difficiles à atteindre nous conduisent également dans cette même direction opposée.
La musicalité, les nuances, les harmoniques et la maîtrise sont bien là mais pas l'essentiel : le plaisir d'écouter.
Nous sommes ici à des lieues de l'interprétation d'Elizabeth Harwood enregistrée pour le disque sous la direction Karajan en 1972.
Mais Yvonne Kenny compense brillamment par le jeu ce que la voix peine à exprimer avec cette plénitude attendue.
Dans une optique de théâtre sans gros plans, son Anna convainc.Avec Bo Skovhus, le comte Danilo Danilovitch ne peut trouver meilleur interprète.
Le baryton danois possède une aisance scénique qui lui permet d'exprimer aussi bien la désillusion du fêtard qui s'encanaille chez Maxim's pour tromper son peu d'intérêt en la vie que l'amoureux sincère, blessé par celle qu'il aime pour elle-même et non pour ses 50 millions convoités par tant d'autres.
Son retour de beuverie "I'm off to chez Maxime", présente d'emblée une voix superbe, riche et puissante dont les graves sont nourris et pleins.
À 39 ans, ses moyens sont remarquables et l'expérience, depuis ses débuts à Vienne dans Don Giovanni, se lit dans sa manière d'occuper la scène.
Les duos formés avec Yvonne Kenny fonctionnent très bien mais la puissance dégagée par Bo Skovhus a parfois tendance à écraser la voix de soprano.
Là encore, la mise en scène tend à parfaire cette relation qui s'avère essentielle dans la construction dramatique.
Curtis Sullivan (le Vicomte Cascada) et Jonathan Boyd (Raoul de St. Brioche), les deux gigolos intéressés par la fortune d'Anna, campent avec élégance ces rôles de diplomates à la fois stupides et vivants. Leur accent latin ou français croqué avec soin apporte une touche de burlesque à des timbres vocaux qui s'expriment plus dans la comédie que le pur chant.
Tout au long de l'Acte, la mise en scène de Lofti Mansouri atteint quasi constamment cet équilibre délicat entre la constante occupation du plateau, la danse proprement dite, mais aussi et surtout l'esquisse de pas dansés profilés avec naturel par tous les artistes sans aucune exception.
La légèreté est ainsi très souvent de mise.
Acte II - Gloire aux costumes de Thierry Bosquet
Les jardins de l'hôtel particulier d'Anna Glawari, de nuit, nous séduisent dès l'ouverture de l'Acte II.
Non pour leur décor agréable relativement discret mais pour un plateau totalement investi de chanteurs et danseurs dont l'harmonie des costumes de couleur bleu-vert diffuse un saisissant effet salué spontanément par les applaudissements d'une salle qui ne peut se retenir.
Quel contraste avec le pourtant superbe noir et blanc de l'Acte I !
Le San Francisco Opera Ballet intervient dans une jolie Czárdás en prélude à une "Vilja Song" sur fond de chœurs splendides et d'orchestre aux couleurs esquissées.
La voix d'Yvonne Kenny peine là encore à persuader.
La dernière note est juste mais voilée, conclusion d'une interprétation musicale dans laquelle le vibrato est bien trop présent.Les dialogues font preuve d'un humour bon enfant et, soudain, Bo Skovhus étonne par son "Jogging in a one-Horse Gig".
L'habileté à esquisser des pas à la manière d'un cheval tout en chantant est assez unique.
Quant à Eric Kunzel, il insuffle un vrai style à l'orchestre.La séduction de la production opère ainsi avec constance jusqu'à une scène à l'humour indigeste qui n'est pas sans nous surprendre.
L'imposante Madame Praskovia (Jayne Taini) se présente à Danilo à la suite d'autres femmes qu'il a convoquées afin de connaître la destinataire d'un éventail dédicacé par un galant.
Se méprenant sur ses intentions, elle se jette sur lui à la façon des pires mises en scène de "boulevard".
Et cela n'en finit pas.
Où Lofti Mansouri s'est-il donc fourvoyé ?
"Girls, Girls, Girls", enlevé par un ensemble masculin dynamique rattrape bien heureusement la vulgarité de ce faux pas.
Ici aussi, la gestuelle chorégraphiée est excellente et les chanteurs s'en donnent à cœur joie pour un moment de bonne humeur musicale partagée.
L'attaque de la célèbre valse par l'orchestre, alors qu'Anna et Danilo se retrouvent seuls dans le parc, confirme que Kunzel sait conduire un orchestre à un niveau de délicatesse que nombre de ses enregistrements ne laissaient pas présager.
Le San Francisco Opera Orchestra se fait murmures peu après pour accompagner le splendide duo "Love in my Heart was dying".
Nous retrouvons la perfection du chant d'Angelika Kirchschlager et de Gregory Turay qui ajoute ici à ses qualités musicales une émotion qui ne brise jamais l'émission.
De même, son legato se montre superbe peu avant la fin de l'acte en comparaison des aigus criards d'Yvonne Kenny.
La conclusion de l'Acte II, alors que Danilo se croit trompé par Anna, permet à Bo Skovhus de démonter une fois de plus sa belle prestance vocale.
Les accents dramatiques qu'il adopte touchent par leur vigueur. La voix est parfaite.
Acte III - Chez Maxim's ou au Moulin Rouge ?
Le chef apporte aux premières notes de l'Acte III une pulsation telle que le spectateur se retrouve propulsé chez Maxim's de la plus brillante des façons.Les danseurs ouvrent cet Acte aux costumes une nouvelle fois renouvelés, soutenus efficacement par l'orchestre. Les deux solistes Amanda McKerrow et John Gardner figurent en quelque sorte le reflet de la relation tissée entre Anna et Danilo au cours d'un ballet commandé par Lofti Mansouri.
La chorégraphie de Lawrence Pech est agréable, musicale et rapide.
Mais, plutôt qu'Amanda McKerrow pour tenir le premier rôle, on aurait préféré une danseuse de laquelle aurait émané une vraie classe et non une succession de simagrées peu valorisantes.
Grâce à l'ajout de "Quite Parisian", le personnage quelque peu clownesque de Njegus gagne en étoffe. Cet air, autant chanté que dansé à la façon d'un amuseur burlesque, permet au baryton caucasien Elijah Chester de montrer l'étendue de son talent.
Une fois encore, saluons cette énergie incroyable distillée par l'ensemble de la distribution, des chœurs aux solistes.La chanson des grisettes, à défaut de constituer une référence vocale tant le trait est forcé, se transforme en un cancan que nous attribuerions plutôt au Moulin Rouge qu'à Maxim's, mais qui ravit le public américain.
Janyce Lynde (Zozo) ne fait pas dans la dentelle mais elle possède l'abattage d'une ingénue amusante de Musicals qui la rapproche du rôle d'Adelaide dans Guys and Dolls.
La célèbre valse "Love unspoken" révèle à nouveau le talent de Bo Skovhus, entre humour et gravité.
La tessiture de cet air convient davantage à Yvonne Kenny malgré quelques aigus tendus.
"Love, Live, Forever" rassemble tout le casting et un orchestre rutilant pour un moment fédérateur qui clôt le spectacle sous les bravos nourris de la salle enthousiaste.
La reprise de "Girls, Girls, Girls" accompagne enfin les saluts et nous laisse l'impression que Lofti Mansouri, à quelques réserves près, a réussi une brillante sortie en produisant un très beau spectacle festif, également teinté d'émotion, défendu par des chanteurs si bien dirigés qu'on les croirait constitués en troupe. Cette Veuve joyeuse en est la première bénéficiaire…
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À noter : Avec ses quelque 40' en moins, le DVD propose une version non intégrale de ce spectacle.
Philippe Banel