En adaptant ces sombres pages historiques, Kenneth MacMillan, comme dans ses autres ballets à thèmes, trouve un cadre propice à l'exploration de l'âme humaine.Mais contrairement à son Roméo & Juliette ou son Manon, la trame est ici assez compliquée et fait intervenir un grand nombre de personnages qu'il n'est pas évident de situer à la fois dans le contexte historique et dans l'évolution de l'argument.
L'éditeur Opus Arte a, du reste, négligé de proposer ici l'habituel synopsis vidéo accompagnant la quasi-totalité de ses captations.
Nous ne saurions alors trop conseiller de lire en amont le très intéressant livret joint au disque.
Il contient l'article écrit par Gillian Freeman, auteur de l'argument du ballet, à l'occasion de la création de l'œuvre.
Il deviendra alors bien plus simple de distinguer les personnages et leurs motivations, et d'apprécier à leur juste valeur ces scènes d'une richesse surprenante.
Ainsi, dès l'Acte I, le Prince Rudolf apparaît comme un être complexe et tourmenté. Edward Watson l'incarne avec une justesse extraordinaire. Ses qualités de danseur se plient à l'exigence de pas très difficiles et ses arabesques sont aussi superbes que ses jambes fines et longues.
Ce danseur est aux antipodes d'Irek Mukhamedov, bien plus massif mais tout aussi expert et impliqué, dont la belle interprétation de ce rôle existe déjà en DVD chez le même éditeur.C'est l'implication émotionnelle d'Edward Watson qui nous marque dès la scène de bal au Palais impérial.
Alors qu'il arrive au bras de la Princesse Stéphanie de Belgique à laquelle il est marié, il se comporte de façon ouvertement vulgaire avec la Princesse Louise, sœur de son épouse.
Les deux danseuses, Iohna Loots et Romany Pajdak, jouent à la perfection cette situation embarrassante pour leur personnage.
Avec MacMillan, comme nous l'avons déjà écrit à propos de Roméo & Juliette (lire le test), la théâtralité de la danse est à son comble. Pas un mouvement, pas un regard, n'est laissé au hasard. Et c'est une tension permanente entre les personnages et les situations dans lesquelles ils sont projetés qui éveille notre intérêt, assez morbide dans le cas de Mayerling.
Mais, la noirceur du sujet, bien que toujours sous-jacente dans la progression du ballet, trouve maintes fois l'occasion de s'alléger, comme avec la rencontre de Rudollf et Mary Vetsera, interprétée par l'étonnante Mara Galeazzi.
Puis, d'autres scènes nous plongent dans l'Histoire. Ainsi, les officiers hongrois, amis du Prince, qui expriment la cause séparatiste de leur pays.
Cette alternance de scènes est écrite avec fluidité, et l'on passe des situations théâtrales à de la danse proprement dite avec la même qualité de mise en scène.
Le Royal Ballet démontre une fois de plus les qualités d'interprètes de ses danseurs, de tous ses danseurs.Mais l'art de MacMillan ajoute aux scènes une "patte" caractéristique assez unique dans son orientation, comme le comportement équivoque des officiers hongrois envers Rudolf ou, ou plus tard, celui des dames de compagnie qui tournent autour de l'Impératrice Elisabeth.
Le pas de deux qui place le Prince Rudolf face à son ancienne maîtresse, la Comtesse Larisch, qui tente de le récupérer, est un grand moment d'écriture chorégraphique empreint d'hésitation, du souvenir d'un amour, d'exaltation, de refus puis de rejet.
Les interprètes, excellents, expriment ces sentiments complexes.
Dans les appartements de l'Impératrice Elisabeth (Acte I - Scène 2), le chorégraphe parvient à exprimer, dans une valse, aussi bien la dynamique du rythme ternaire que des pauses aristocratiques qui nous relient en permanence à l'argument et nous évitent tout éloignement du contexte historique et social.
Cindy Jourdain possède cette tenue altière. Son jeu est de plus admirable, comme cette expression si riche qui se transforme de façon spectaculaire à l'arrivée de son fil Rudolf dans ses appartements.
Le rapport mère/fils, dans toute sa complexité et sa douleur, est alors décrit avec un vocabulaire aussi sophistiqué qu'immédiatement compréhensible, en partie grâce à la direction d'orchestre attentive aux danseurs et à la profondeur du livret de Barry Wordworth.
C’est l'occasion d'apprécier la musicalité du premier violon et des divers pupitres, tout en retenue sensible.
Lorsqu'on retrouve Stephanie dans ses appartements, il apparaît évident que les très beaux costumes de Nicolas Georgiadis sont mis en valeur par les ambiances lumineuses créées par John B. Read. Tout est harmonie.
Cette scène permet au personnage de jeune épouse bafouée de s'exprimer par la danse.
Mouvements à la fois amples et avortés, regards perdus, nervosité et anxiété transparaissent dans cette variation éprouvante pour l'interprète.
Il faut également signaler combien la captation de ce spectacle réalisée par Ross MacGibbon est remarquable dans ses cadrages et son montage.
L'équilibre est toujours préservé entre la ligne chorégraphique et les visages expressifs des danseurs-acteurs.C'est à la fin de la variation torturée de la Princesse Stephanie, qu'entre le Prince Rudolf, menaçant, revolver dans une main, crâne humain dans l'autre, et cette étape signe le début de la description du malaise qui le ronge.
Le spectateur est comme pris en otage par la violence manifestée, peu commune dans un ballet, un peu comme l'est la frêle Stephanie de l'histoire.
Le pas de deux qui suit montre avec quelle maestria le couple de danseurs parvient à gérer ces portés acrobatiques, enchaînés à la limite de l'hystérie, pour exprimer l'abîme de la relation tissée entre les personnages.
La définition des images y est tout bonnement somptueuse.L'Acte II s'ouvre sur une scène de taverne dans laquelle les filles légères sont caractérisées avec à propos par la chorégraphie de pas. Les couleurs chaudes du master vidéo sont en parfait accord avec l'intention.
C'est dans ce lieu que Rudolf, accompagné de Stephanie, va retrouver la prostituée hongroise Mitzi Caspar. Mais c'est aussi, pour le spectateur, une rencontre avec le personnage de Bratfish, chauffeur personnel du Prince.
Le danseur Steven McRae qui tient ce rôle stupéfie par son jeu de jambes précis et dynamique investi dans une variation virtuose utilisée par le chorégraphe afin de détourner l'attention du personnage de Stephanie.La débauche est décrite avec art, et la suggestion érotique voire sexuelle gérée avec finesse.
Laura Morera entre dans la peau de la prostituée de haut vol avec féminité et dynamisme.
Une remarquable pseudo-danse hongroise nous place à nouveau en présence des officiers hongrois en même temps qu'elle permet au corps de ballet masculin de briller.
Le pas de cinq qui suit (Mitzi et les officiers) montre combien MacMillan sait utiliser les danseurs avec musicalité, nervosité et inventivité pour créer un moment de danse jubilatoire.
Mais, très vite, le chorégraphe, nous replonge dans le malaise de Rudolf.
La police a dispersé tout le bruyant petit monde et les idées suicidaires refont surface avant la sortie de Mitzi au bras du Comte Taafe, Premier ministre d'Autriche-Hongrie.
Dès lors, le ballet va s'intéresser à Mary Vetsera dont la rencontre avec Rudolf est orchestrée à la sortie de la taverne par la Comtesse Larisch.
La Scène 3 présente avec habileté l'impact de la Comtesse sur la jeune fille et sa mère. La gestuelle théâtrale et l'économie de moyens chorégraphiques expriment avec lisibilité les rapports entre les trois personnages pour aboutir à une lettre que Mary confie à la Comtesse pour Rudolf.
Les regards entendus des protagonistes sont un exemple des qualités expressives du Royal Ballet.De retour à la Hofburg (Scène 4), nous attend une scène politique plutôt bien gérée sur le plan théâtral mais un peu complexe à décrypter pour le spectateur tant les personnages sont nombreux.
Il est heureusement très vite repris par le fil de la narration au moment où Elisabeth redevient le centre d'intérêt par sa liaison amoureuse avec le Colonel "Bay" Middleton (Gary Avis, élégant et charmant). Un beau pas de deux se déroule alors sous le regard réprobateur de son fils, le Prince Rudolf, qui observe le couple. D'excellents cadrages nous rendent complice de son comportement.
Fait rare dans un ballet, un lieder est chanté sur scène, apportant crédibilité à cette scène de salon.
La dernière scène de l'Acte II marque la rencontre de Mary et Rudolf dans les appartements du Prince.
MacMillan instaure une diabolique passion morbide entre les deux personnages. La fascination de la jeune Mary pour l'arme de Rudolf scelle la relation dont la violence et l'excès sont aussi bien chorégraphiés que dansés par Edward Watson et Mara Galeazzi. Le chorégraphe atteint sans doute avec ce duo, le sommet de ce que peut exprimer un vocabulaire classique en termes de relation tourmentée et confuse entre deux personnages.
L'Acte III débute sur une scène de chasse qui permet d'apprécier le soin apporté aux costumes et les jeux de regards d'un chassé-croisé de personnages. On regrettera toutefois un éclairage un peu sombre.
Rudolf tue par inadvertance un membre de la cour de l'Empereur…
La Comtesse Larisch le rejoint dans ses appartements alors qu'il vient de s'injecter de la morphine. Surprise par l'Impératrice elle est congédiée avec une violence parfaitement exprimée avec dignité par Cindy Jourdain.
Mary retrouve alors le Prince pour un moment de tendresse et de désespoir merveilleusement traduit par des pas qui nous conduisent progressivement au revolver et à la décision de mourir.
La scène III se déroule dans la loge de chasse de Mayerling. Mary rejoint Rudolf. Ils se désintéressent de Bratfish qui tente de les divertir.
Cela ne sera pas le cas du spectateur ébloui par la technique de Steven McRae.
Les deux amants restent seuls.
Le solo de Rudolf, avant l'épuisant pas de deux final, ne ménage pas le danseur qui, pourtant, parvient à traduire la douleur de son personnage en maîtrisant une variation qui demande une précision de chaque geste.
Le pas de deux qui suit, fiévreux et sensuel doit une nouvelle fois à la fougue d'Edward Watson et Mara Galeazzi qui s'abandonnent entièrement à des portés acrobatiques superbes sans jamais perdre une once d'expression qui les éloignerait de leur incarnation.
Après une dernière piqûre de morphine, Rudolf tue Mary et se suicide peu après.
La tension est parfaitement gérée sur le plan dramatique, ménageant même une forme de suspense. Le paroxysme s'exprime avec naturel grâce aux interprètes et la vision de Rudolf s'écroulant aux pieds de sa maîtresse apparaît avec une théâtralité économe mais diablement efficace.
Retour au cimetière de Heiligenkreuz pour l'épilogue.
Le corps de Mary Vetsera est apporté et l'on comprend alors le sens de la mise en terre présentée dans le prologue du ballet.
La boucle est bouclée sur un spectacle sombre, puissant, dramatique, fiévreux et sensuel, sans doute un des sommets de l'expression du chorégraphe Kenneth MacMillan, décédé en octobre 1992, durant une représentation de son Mayerling.
Philippe Banel