Ce ballet de Kenneth MacMillan est sans doute un des plus riches sur le plan de l'expression classique conjuguée à un sens du théâtre assez unique de modernité et de finesse psychologique.Dès le lever du rideau, la France sous la Régence jaillit d'une scène d'auberge où se croisent mendiants, jeunes prostituées, bourgeois et élégantes dans un mouvement permanent de vie réaliste et de postures d'une précision extrême. La caméra de Ross MacGibbon perçoit ces petits détails joués par les personnages secondaires qui insufflent ce dynamisme unique à la structure narrative du ballet.
Les rôles principaux évoluent dans cet écrin et profitent ainsi de cette forme de crédibilité pour ancrer leur personnage qui dès lors bénéficie d'une assise remarquable.
En très peu de temps, les caractères sont plantés : Lescaut et sa maîtresse qu'il pousse dans les bras du riche Monsieur G.M., Des Grieux, jeune homme rêveur plongé dans un livre, et la jolie Manon en route pour le couvent…Le vocabulaire utilisé par le chorégraphe s'appuie sur la musique et une puissante idée du mouvement en tant qu'élément de narration. C'est sans doute là que se situe la principale difficulté pour les interprètes. À aucun moment la technique ne doit prendre le pas sur l'interprétation quelles que soient les difficultés à transcender.
Le solo de Des Grieux se présentant à Manon en est un exemple : la musique, toute en retenue, conduit le danseur à amortir la réception de ses sauts et à maîtriser de nombreux équilibres tout en exprimant l'amour qu'il ressent pour la jeune fille qui le contemple, assise sur une chaise.
Carlos Acosta allège son corps taillé par ailleurs pour Spartacus et se fond dans ces exigences tout en épousant la ligne musicale avec une infinie justesse.
Le premier pas de deux de Manon et Des Grieux succède à ce solo et présente le thème musical principal du ballet (splendide Élégie) que l'on pourrait apparenter à la marque du Fatum qui s'exprimera avec la puissance des cuivres à la fin du dernier Acte.
Tamara Rojo donne naissance à sa Manon avec une maîtrise parfaite de la technique aliée à une sensibilité musicale renversante.
Dans son regard se lit à la fois l'amour naissant pour le Chevalier et ce voile légèrement trouble qui préfigure sa destinée. La chorégraphie alterne déplacements fluides, pauses structurées par les regards et passages extrêmement rapides qui s'enchaînent sans briser la ligne musicale.
Au bout de 25' de spectacle, on comprend que ces deux interprètes tutoient l'excellence et que la triste histoire de Manon va nous emporter dans son sillage.
Un seul regret, pourtant, dû aux cadrages qui coupent trop souvent les pieds des artistes et abusent de plans rapprochés sur le buste, là où la ligne entière du corps est primordiale. Une erreur de compréhension de la respiration de la danse qui aurait pu être évitée par le réalisateur, pourtant ancien danseur, qui explique dans le documentaire proposé en bonus son respect des souhaits du chorégraphe avec lequel il a travaillé. À ce titre, la captation de 1982 réalisée par Colin Nears et éditée par Warner Music Vison constitue un modèle.
Le premier intermède nous permet de voir quelques plans sur les très bons musiciens de la Royal Opera House dirigés à la perfection par Martin Yates. Un texte explicatif s'affiche, mais en anglais non sous-titré, de la même façon durant tout le programme.
Le second pas de deux de Manon/Des Grieux prend place dans la chambre parisienne du Chevalier et nous fait entrer dans l'intimité des deux amants pour un pur moment de bonheur partagé. La précision à la base du langage de MacMillan est totalement imbriquée au sens musical des interprètes.
Là encore, certains cadrages sont dommageables à l'esthétique ou au rythme voire, plus grave, à la compréhension : après le départ de Des Grieux, Manon est rejointe par son frère et son nouveau protecteur Monsieur G.M. Celui-ci place autour de son cou une rivière de diamants alors que Lescaut exulte. La caméra préfère alors l'excitation du frère au visage de Manon, précisément au moment où se joue le destin du personnage et se lit dans son visage ce qui, inexorablement, la conduira à la mort.
Suit le pas de trois entre Manon, Lescaut et Monsieur G.M., ambigu et sensuel, si représentatif de l'habileté du chorégraphe à présenter des sentiments complexes, violents ou sordides derrière un langage chorégraphique apparemment simple.
La fête à la maison close de Madame (truculente Genesia Rosato) met en valeur les qualités des danseuses du Royal Ballet, excellentes comédiennes.
Des cadrages à nouveau trop serrés ne nous permettent pas de profiter entièrement de l'humour et du sordide qui marquent le moment où les clients font leur choix entre les prostituées ou… le jeune page.
On a bien du mal à comprendre l'économie de plans généraux dans la mesure où la captation est réalisée en Haute Définition et, principalement, à destination de supports de diffusion… HD.
Avec une telle richesse de détail, les plans larges conservent une précision à même de satisfaire un regard exigeant.
Le solo de Lescaut bien éméché confirme les qualités d'acteur et de danseur de José Martín, brillant, espiègle ou cruel selon les phases du ballet. Le pas de deux avec sa maîtresse (Laura Morera, excellente, même s'il est difficile d'oublier la création de Monica Mason - Captation de 1982) ajoute l'humour à l'éventail des émotions. Les artistes excellent aussi dans ce registre. La rivalité entre filles participe de la même veine comique.
L'arrivée de Manon couverte d'un somptueux manteau (prodigieux costumes de Nicola Georgiadis) au bras de son protecteur devant les yeux de Des Grieux est un sommet de drame contenu.
Cet Acte remporte le pari de manier avec autant d'intelligence une légèreté et un dynamisme chorégraphique de situation que de permettre aux protagonistes de faire évoluer leur personnage dans une dimension de douleur à fleur de peau. Le bel arrangement musical de Leighton Lucas porte à la fois l'action, les sentiments et les danseurs avec maestria. L'adagio lancinant sur lequel Manon passe des mains d'admirateurs à celles de bourgeois concupiscents comme dans une transe est un moment de tension musicale toujours mesurée et en parfait accord avec le drame qui se joue.
Tamara Rojo imprime à sa Manon une forme de sensualité morbide fascinante.
La partie de cartes qui clôt la Scène 1 est un moment de théâtre jubilatoire respirant avec la partition. Là encore le Royal Ballet s'exprime dans son univers comme aucune autre compagnie ne sait le faire, y compris le Ballet de l'Opéra de Paris dont L'Histoire de Manon est au répertoire.
Lorsque Manon partage à nouveau l'appartement de Des Grieux, le couple a mûri dans son rapport. Le luxe apprécié par la jeune femme s'est immiscé dans leur amour. Le souvenir de la fraîcheur de leur rencontre est magistralement représenté par un rappel de pas suggérés et une transposition musicale d'un thème de l'Acte I.
Sans doute plusieurs visionnages de ce ballet sont-ils nécessaires pour en apprécier la structure. Mais l'œuvre est si riche qu'à aucun moment la lassitude ne poindra.À l'Acte III, tant les dégradés verdâtres du décor (Nicholis Georgiadis, encore) que l'harmonie formée avec les costumes nous plongent dans la moiteur nauséabonde du port de la Nouvelle-Orléans, dans l'attente du navire des forçats.
Là encore, les cadrages sont très serrés…
Le débarquement des prostituées sous le regard lubrique du geôlier (Thomas Whitehead) imprime une tension au virage que prend le drame. L'épuisement de Manon accrochée au bras de son Chevalier rempli d'espoir, est rendu avec crédibilité par Tamara Rojo, une nouvelle fois physiquement transformée à l'orée du chemin de croix qui l'attend : l'assaut du geôlier, chorégraphié avec une brutalité et un réalisme précurseurs des créations postérieures de MacMillan.
Le couple se reforme après l'assassinat du gardien par Des Grieux et prépare le spectateur à un dernier tableau exceptionnel.
La fuite dans les marais devient le théâtre des hallucinations de Manon provoquées par la fièvre. Son passé ressurgit comme autant de fantômes qui apparaissent et disparaissent grâce à une mise en scène ingénieuse.
Le pas de deux final est un sommet de désespoir. Manon, désarticulée par la mort qui l'envahit, danse une dernière fois dans les bras de son Chevalier aimé. Carlos Acosta se situe à ce stade au-delà des superlatifs, s'appuyant sur le thème de L'Extase de La Vierge de Massenet qui nous soulève jusqu'au destin des personnages.
C'est un triomphe que réserve la salle à l'issue de la représentation
Nous ne pouvons ressentir qu'un seul regret : celui de ne pas pouvoir joindre nos applaudissements aux siens.
Philippe Banel