Le titre inscrit sur la jaquette annonce la couleur : un Ring sans paroles. Soit le cycle des quatre opéras parmi les plus célèbres du répertoire, dépouillé de ses principaux aspects : le chant et la scène. L’idée est donc de proposer une sorte de synthèse symphonique de l’ensemble de la Tétralogie. La partition de Maazel se présente comme une symphonie en un unique mouvement, reprenant dans l’ordre chronologique les scènes majeures des quatre opéras. La plupart des leitmotivs et thèmes principaux sont présents et l’arrangement a été opéré par Lorin Maazel lui-même, chef d’orchestre célèbre dont les talents de compositeurs sont moins connus, qui dirige ici les musiciens du Berliner Philharmoniker. L’entreprise, bien sûr, peut ne pas plaire à tout le monde, notamment aux tenants de l’orthodoxie wagnérienne. Le petit texte du livret joint au disque tente d’emblée de couper court aux protestations en rappelant le grand respect éprouvé par Lorin Maazel pour l’œuvre de Wagner. Maazel fut le plus jeune chef, et le premier Américain, à être invité à diriger l'opus wagnérien au Festival de Bayreuth en 1960. C’est à cette occasion que Wieland Wagner, metteur en scène et descendant du compositeur, attira l’attention du jeune chef sur le caractère primordial de la partition d’orchestre au sein de l’œuvre du compositeur. Lors d’une petite déclaration disponible dans les suppléments du programme, Maazel tente d’expliquer, de justifier même contre d’éventuelles critiques, sa démarche artistique. Il rappelle qu’il a été sollicité pour effectuer cette synthèse et que, jugeant la tâche impossible, il a même refusé plusieurs fois avant d’accepter. Il affirme n’avoir pas ajouté une seule note, avoir respecté l’ordre chronologique de la partition, et rappelle bien entendu qu’il ne peut y avoir aucun substitut aux opéras eux-mêmes. Tout au plus la synthèse symphonique se présente-t-elle ainsi comme une sorte d’introduction, mais peut également représenter une manière de faire découvrir la Tétralogie à un plus large public.
Considérations d’opportunités artistiques mises à part, qu’en est-il de cette synthèse symphonique ? La première impression marquante est celle de la grande fluidité qui se dégage de l’ensemble. Maazel n’a ajouté aucune transition mais a su agencer les morceaux afin qu'ils s'enchaînent tout à fait naturellement. On se retrouve donc à écouter une véritable symphonie en un seul mouvement, soit 75' de musique ininterrompue que nous pourrions rapprocher de la Symphonie Alpestre de Richard Strauss. Quant à la musique elle-même, aucune surprise pour qui connaît bien la Tétralogie : l’Ouverture de L’Or du Rhin engage le voyage, puis les principaux thèmes rythment la progression du récit : Entrée des dieux au Wahlhalla, Chevauchée des Walkyries, Adieux de Wotan, Idylle de Siegfried et Brünhilde… Jusqu’à la scène finale du Crépuscule des Dieux. Cependant, cette synthèse s’avère parfois troublante lorsqu’on a bien le Ring en mémoire et que l'on passe en moins de 15' de L’Entrée des Dieux au Wahlhalla de L'Or du Rhin, à la célèbre Chevauchée tirée de La Walkyrie, scènes normalement espacées de plusieurs heures de musique. De plus, la place dévolue aux quatre opéras au sein de la synthèse se montre inégale : ainsi Siegfried se voit expédié en 7', tandis que Le Crépuscule des dieux en occupe 38 ! En tant que "résumé" de la Tétralogie, le travail de Maazel s’avère donc déconcertant. Il est peu probable qu’un profane ne connaissant pas le Ring s’y retrouve, en dépit des indications du livret. Mais, cette réserve posée, la synthèse constitue - et c’est son objectif revendiqué - une belle introduction à la musique de Wagner pour un public ne connaissant pas les opéras et que la perspective d’assister à quatorze heures d’opéra peut effrayer. Pour les amateurs et connaisseurs de Wagner, la dimension didactique sera certes moindre, mais n’enlèvera rien au plaisir de réentendre ces leitmotivs sélectionnés de l’intégralité du cycle. Dans cette optique, de nombreux CD ont été enregistrés comprenant exclusivement des passages orchestraux de la musique de Wagner. Un seul parmi tant d'autres : le superbe double disque enregistré dans les années 1960 par Otto Klemperer avec le Philharmonia édité par EMI. Quant à l’idée d'un Ring sans voix, elle n'est pas plus neuve car déjà exploitée au disque par Maazel lui-même chez Telarc en 1988 aux commandes du même Berliner Philharmoniker ou par Edo De Waart à la tête du Netherlands Radio Philharmonic en 1992 dans une version arrangée par Henk de Vlieger chez RCA Victor.
Puisqu’il s’agit avant tout de prendre plaisir à l’écoute de la musique wagnérienne, venons-en à l’interprétation proprement dite. Lorin Maazel avait été le premier à reprendre le Ring après la Guerre au Deutsches Oper de Berlin. Il connaît donc son affaire et mène ses troupes avec élégance au moyen d'une direction très fluide qui met bien en valeur les subtilités de l’orchestration wagnérienne. Les détails de la partition sont bien rendus sans sacrifier la sonorité de l'ensemble. Maazel évite toute massivité et lourdeur, qui sont les ennemis de cette musique. Le Philharmonique de Berlin, pour sa part, déploie ses splendides timbres qui ne sont plus à présenter. Au moelleux des cordes répond la rondeur des cuivres, tous les pupitres s'exprimant en parfaite osmose.
Les spectateurs de la salle berlinoise ont sans aucun doute passé une très belle soirée à l'écoute de ce Ring sans paroles. Il ne tient qu'à nous de profiter aujourd'hui du DVD ou du Blu-ray proposé par EuroArts, témoignage de cette soirée.
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Antonin Forlen