Loin s'en faut, la présence de la soprano Karita Mattila n’est pas le seul intérêt unique de cette production ! Musicalement, vocalement, scéniquement, la représentation est d’une grande et majestueuse force dramatique. Jiri Bělohlávek confirme - mais cela est-il nécessaire ?- sa stature de très grand chef d’orchestre d’aujourd’hui ; il s’impose désormais dans le répertoire lyrique ou symphonique et on ne peut que recommander chaleureusement de courir écouter chacun de ses concerts. Sans bénéficier d’un profil médiatique particulier, il fait toutefois partie de ces musiciens exceptionnels s'exprimant dans l’ombre de plusieurs autres plus célébrés, au regard desquels il s’impose sans difficulté. Bělohlávek n’est pas exclusivement un "spécialiste" de la musique tchèque - lire dans nos pages la critique de son Tristan und Isolde à Glyndebourne -, mais il s’illustre bien sûr particulièrement bien dans la musique de son pays.
Mise au service d’une partition aussi profonde et irradiante que cette Katia Kabanová, sa direction prend tout son relief. Sous sa baguette, le langage musical singulier de Janáček devient clair, transparent, souple et rythmé quand son lyrisme n’envahit pas tout l’espace. L’ouvrage, peut-être le plus émouvant de la quasi-dizaine d’opéras de son auteur, possède cette mystérieuse force de conjuguer un "chanté" fabuleux avec une force tellurique, souterraine, qui n’éclate qu’au moment du puissant orage de l'Acte IV. Celui-ci est d’ailleurs l’élément-clé du drame puisque l’opéra de Janáček est librement inspiré de la nouvelle d’Alexander Ostrovky, L’Orage.
La distribution est d’une magnifique homogénéité que même la présence, d’une force dramatique stupéfiante, de Karita Mattila ne rompt pas. Tout comme le décor unique, composé d’eau et de simples planches qui flottent, rappelant l’acqua alta de Venise, c’est d’unité que se nourrit la distribution vocale.La redoutable Kabanicha de Dalia Schaechter ne manquera pas d’en révolter plus d’un, tant la rudesse de son chant se confond avec l’authenticité redoutable de son personnage. Autour d’elle se soumettent tant son fils Dikoj, que chante ici Oleg Bryjak, que son épouse Katia (Karita Mattila), les servantes et finalement toute la société, comme aliénée à son exorbitant pouvoir. Dans ce contexte, le suicide de Katia ne représentera plus qu’un épiphénomène dont aura bientôt raison le courant impitoyable de la Volga. Le personnage de Kabanicha est ici identique dans son intransigeante violence envers la marâtre de Jenůfa, la Kostelnička qui ruine le couple, illégitime lui aussi, de l’héroïne et de Steva.
Avec Katia Kabanová, le lyrisme suprême et tendre des deux couples, - l’un légitime avec Varvara/Koudriach, l’autre adultère avec Boris/Katia -, hisse la partition au rang des grands chefs-d’œuvre de l’art lyrique du XXe siècle dont on a trop longtemps ignoré l’existence.Au côté de l'orchestre en permanence sous-tendu au puissant orage salvateur, rédempteur et fatal, le personnage central de Katia est chanté par Karita Mattila. Dotée de cette stature tant physique que vocale qui la caractérise - cette immense voix, cette grande et belle femme -, Mattila est totalement habitée par le personnage. Elle flirte avec un délire psychique qui nous vaut des postures de femme enfant, fatales elles aussi à l'amour secret de Boris. Elle s’évadera bientôt dans un ultime déchirement en se suicidant dans cette eau dont la présence constante depuis le lever de rideau suscite en nous autant d’attrait que de méfiance. Il n’y a rien à ajouter ici à la dimension théâtrale exceptionnelle de Mattila ; géniale comédienne elle s’inscrit dans la lignée de Gwyneth Jones, de Leonid Rysanek, de Teresa Stratas ou de Neil Shicoff, ces interprètes qu’on a pu voir en scène, comme elle, au bord de la folie, comme emportés par leur propre personnage.
Robert Carsen signe ici une mise en scène au beau milieu d’un vide sidéral et liquide, horizontal et seulement éclairé des foudroyants et magiques effets de lumière. On l’aura compris, l’eau est l'élément central sur lequel l’action se déroule. Elle en scelle l’immatérialité, faite de nature et de pluie, pour devenir tour à tour le fleuve, le miroir et enfin la tombe. Les personnages principaux, comme la foule, sont visuellement neutres, seulement vêtus de noir, de brun ou de gris. Seule Katia irradie l’espace dans une belle et pure robe blanche que la Volga emportera avec elle en un mouvement quasi sacrificiel.
Pour son entrée au Teatro Real de Madrid, cette Katia Kabanová mérite toutes les louanges possibles ; l’accueil du public ne trompe d’ailleurs pas. Robert Carsen signe ici une autre de ses splendides productions dont il nous gratifie régulièrement.
À noter : L'édition Blu-ray propose le disque accompagné d'un livret sous boîtier standard transparent. L'édition DVD présente le disque au sein d'un digipack somptueusement illustré avec livret intégré réalisé avec soin.
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Gilles Delatronchette