Christine Schäfer, Anna Korondi, Bernarda Fink, Ian Bostridge et Christopher Maltman : Il est sans doute inutile d'épiloguer longuement sur la qualité des solistes rassemblés dans la Kolomanisaal de l'abbaye de Melk comme sur celle de l'Arnold Schonberg Choir ou du Concentus Musicus Wien. Connus et reconnus pour leurs qualités musicales, dévoués corps et âme à Nikolaus Harnoncourt, l'osmose qui se dégage de cette formation frise la perfection et l'impeccable mise en place sert la musique de Bach de la meilleure façon qui soit.
Ce concert enregistré en décembre 2000 permet en fait de mettre en évidence deux caractéristiques de la direction de Nikolaus Harnoncourt.
D'une part, sa neutralité lors de l'intervention d'un chanteur accompagné par une basse continue de violoncelle et d'orgue ou par un soliste d'orchestre. Le chef ménage ainsi des moments de liberté créatrice aux interprètes. À eux de dialoguer selon leur sensibilité et de trouver l'expression et le tempo qui leur conviennent le mieux.
D'autre part, cette attitude particulière s'efface lorsqu'il reprend la main pour diriger, sans baguette, le regard magnétique ressortant d'un visage expressif sur lequel s'imprime sans détour sa passion pour Bach. L'austère habit de kappelmeister qui lui a collé à la peau s'évapore ainsi en un instant.
Signalons ici une réalisation, alliée à un master vidéo d'excellente qualité, qui nous éloigne opportunément des cadrages sur les musiciens dans le but de mettre en valeur les éléments décoratifs de la Kolomanisaal : tableaux, fresques, sculptures et peintures.
Si l'interprétation des Cantates BWV 61 & BWV 147 n'appelle globalement aucune réserve, nous nous permettrons quelques réserves sur des points de détails valables pour l'ensemble du concert.
Depuis le milieu des années 1950, le style Harnoncourt a su évoluer, sans doute à cause de l'évolution même de son répertoire qui, avec le temps, se rapproche chronologiquement de plus en plus de l'époque moderne. Sorti du cadre exclusivement baroque de ses débuts, la confrontation stylistique avec les grands romantiques, tels Bruckner ou Dvorak, ne pouvait en effet manquer d'arrondir légèrement les angles en matière de contraste, de phrasé et de tempi. La fréquentation du Concertgebouw d'Amsterdam et des grandes phalanges germaniques se retrouvent également, même si Harnoncourt n'a pu les diriger aussi radicalement que le Concentus Musicus.Ainsi, l'enthousiasmante écriture de Bach du Magnificat BWV 243 s'apaise dans cette version à cause de tempi plus mesurés, avec des phrasés moins secs. La rhétorique baroque s'estompe au profit d'une quête musicale proche d'un naturel non descriptif.
Dans la Cantate BWV 61, le très fameux récitatif de la basse décrivant les coups frappés à la porte passe à côté d'une évocation clairement narrative du phénomène, rendue par Bach au moyen de pizzicati aux cordes sur chaque premier temps. Le "Omnes generationes" du Magnificat qui devrait s'affirmer comme un chœur unissant toutes les générations définit ici avec circonspection son aspect ouvertement jubilatoire et les nombreuses imitations aux entrées resserrées évaporent l'effet de multitude par une trop grande lenteur.
Connaissant l'étroit lien entre le texte et la musique chez Bach – la fameuse "rhétorique baroque" - ainsi que les antécédents stylistiques du chef, ces partis pris ont de quoi surprendre.
Quoi qu’il en soit, ce concert donné à Melk reste un grand moment de musique, de justesse et de précision. Les trois grandes œuvres de Bach demeurent magnifiquement servies par des interprètes impliqués et parfaitement intégrés à une démarche musicale globale.
Nicolas Mesnier-Nature