Ainsi que Jerome Rose le souligne dans un bref commentaire relativement dénué d’intérêt, la musique de Liszt ne se borne pas à la virtuosité.
Il y a longtemps déjà qu’on loue au contraire la qualité de son œuvre au cœur, voire à l’issue, de la période romantique. On considère aussi que bon nombre de ses opus franchissent un pas décisif vers l’avenir de façon assez spectaculaire : forme, harmonie, superpositions de plans sonores, virtuosité extrême, recherche de sonorités et liberté de ton dans la narration sont autant de singularités qui la caractérisent.
On ne nie plus aujourd’hui la filiation subtile qui s’opère entre le musicien hongrois - presque français, au regard de sa présence à Paris et du rayonnement qu’il y opère - et Ravel, par exemple, qu’on juge parfois comme un de ses probables descendants.
Pour le présent enregistrement ce qui nous manque d’emblée est précisément cette imagination, cette finesse de jeu, qui prend racine dans une absolue maîtrise de l’écriture pianistique.
Pourtant Jerome Rose joue et s’acquitte de sa tâche avec probité, mais il lui manque indéniablement - et cela s’entend immédiatement dans les ornements où les cadences des premières pages de la Sonate en si mineur - cette aisance supérieure, celle qui ne ménage pas ses moyens pour toujours aller à l’essentiel.
L’autre point majeur du jeu lisztien est cette qualité spécifique du toucher qui, dans les nombreuses phrases de quasi-bel canto de la Sonate, fait toute la différence. En effet, le "chanté" de la mélodie prend tout son relief dans la sonorité et, si celle-ci reste quelconque ou sans saveur particulière, la ligne vocale n’est plus qu’un thème comme un autre.
Elle perd alors immédiatement toute sa saveur et le contraste avec le discours héroïque, ou solennel quand il le devient, s’en trouve d’autant plus atténué.Jerome Rose ne donne pas à entendre la qualité dramatique singulière de la partition qui oppose à plusieurs reprises l’intime et l’éclat et qui doit recourir pour le transcender à une grande liberté de ton.
Le silence y est notamment un élément essentiel avec lequel l’interprète doit mesurer l’espace expressif et non se limiter à substituer une pause à une signification narrative. Reste, enfin, la construction qui doit ressortir du jeu et des différentes perspectives attribuées à chaque segment de la Sonate.
Rien d'autre qu’une lecture loyale ne ressort du présent enregistrement qui ne constitue aucunement, pour ce qui est de la Sonate, un témoignage pertinent du monument pianistique qu’elle constitue.
Bénédiction de Dieu dans la solitude n’est pas le point le plus faible du programme, bien qu’il lui manque la dimension extatique, indissociable du texte musical.
On reconnaîtra que l’interprète fait preuve de qualités indéniables, notamment dans la recherche de sonorités.
Avec Funérailles, la septième des Harmonies poétiques et religieuses, Liszt rend hommage à Chopin qui vient de mourir, en 1849. L’interprète rend plutôt justice à l’œuvre qui impose sa rudesse funèbre, solennelle et virtuose à la fois.
De fait c’est une pièce austère et énigmatique, comme le seront les futures Gondoles lugubres, qui précéderont de peu la mort de Wagner, à Venise en 1883.
Il manque incontestablement aux Trois sonnets de Pétrarque la dimension narrative et lyrique supérieure qui en constitue la véritable nature. Certes, les qualités de toucher qu’ont entend ici nous en approchent mais elles ne nous captivent pas. Ce Liszt-là requiert une démarche quasi-transcendantale pour restituer au véritable cycle de mélodies sans parole sa singulière beauté.Vallée d’Obermann nous plonge trop vite dans une relative monotonie et engendre quelque lassitude due à un jeu auquel il manque un authentique sens du relief.
Aucune inspiration profonde ne vient donner sa vraie dimension poétique à un des paysages parmi les plus nobles de ces Années de pèlerinage.
Au final, notre déception est évidente alors qu’il s’agit, on doit le souligner, d’un programme tout à fait intéressant et que l’artiste possède de nombreuses qualités d’interprète et qu’il se passionne à l’évidence pour la musique de Liszt qu’il connaît bien.
À plus d’un titre, hélas, ce n’est pas suffisant pour conquérir la place d’excellence qu’un tel répertoire exige en permanence et dans lequel de nombreux autres artistes s’illustrent mieux.
Gilles Delatronchette