Nous laisserons volontairement de côté les détails qui concernent à la fois le contexte de la création de Jenufa ainsi que ses spécificités musicales et linguistiques en renvoyant le lecteur à notre critique de la production de Jenufa mise en scène par Stéphane Braunschweig enregistrée au Teatro Real de Madrid. D'un point de vue global, sans toutefois être aptes à juger de la langue tchèque, nous pouvons cependant affirmer un investissement autrement plus convaincant et naturel qui ressort du rapport des interprètes avec une des langues les plus complexes d'Europe. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l'impression de naturel et d'aisance dans la diction permet au chant de s'épanouir. Ainsi, les deux pôles masculins et féminins autour desquels tourne la distribution trouvent dans cette version de très belles connivences musicales et théâtrales.Les moyens vocaux étendus demandés aux interprètes par le compositeur engendrent des résonances idéales à la hauteur des caractères puissamment dessinés de ce drame épouvantable. Dans la présente distribution les rôles de Jenufa (soprano lyrique) et de Kostelnicka (soprano dramatique) emportent sans réserve l'adhésion.
Erika Sunnegardh, au visage souple très éloquent, passe par toutes les phases expressives du personnage. La voix conserve le lyrisme basique indispensable à cette "mélodie du parler" inventée par Janáček. La jeune fille, victime du poids des traditions et de l'éducation de sa mère, est incarnée par la chanteuse sans laisser place à la facilité des débordements de douleur ou d'inquiétude qui peuvent fuser ici ou là. Ses cris comme sa violence sont anticipés par des gestes et des attitudes remarquablement bien préparés. De nombreux gros plans significatifs attestent de cette parfaite maîtrise expressive.
Dans le rôle de sa mère, Kostelnicka, Gitta-Maria Sjöberg adopte une attitude beaucoup moins sévère et méchante que celle qu'on lui prête habituellement dans diverses mises en scène. L'interprète humanise en profondeur l'infanticide qu'elle devient en transformant la haine pure envers l'enfant de sa fille en étrange nécessité salvatrice, garante d'un bonheur qui suivra le droit chemin. Mais c'est sans compter sur le poids de la conscience, relayée et en quelque sorte soulagée par le hasard de la découverte du corps de l'enfant dans une rivière gelée… Le visage rond de la soprano lui donne une allure de bonne mère dévouée à sa fille et à son bonheur, et nous sommes d'autant plus touchés du malheur qui l'accable. Les yeux de Gitta-Maria Sjöberg assument toutes les contradictions de cette génération de femmes qui ne fait que diffuser l'atavisme de son sang. Sa voix particulièrement généreuse transmet tout le spectre des émotions, sans aucune faille. Il n'existe pas de bonne Jenufa sans bonne Kostelnicka : or la présente incarnation représente sans conteste ici un des facteurs de cette réussite.
Les deux rôles masculins sont tenus par des ténors lyriques. Contrairement à la boutade du chef d’orchestre Arturo Toscanini qui considérait le ténor non comme un chanteur mais comme une maladie, nous n'avons heureusement pas à subir dans ce Jenufa de ténor ténorisant métallique au vibrato insupportable… Daniel Frank (Laca) et Joachim Bäckström (Steva) s'écoutent avec plaisir, le timbre plus sombre du premier apportant un juste complément à celui, plus léger, du second, du reste à l'image de son tempérament.
Le reste de la distribution propose des rôles peu signifiants mais assurés avec valeur par les différents chanteurs auxquels ils incombent. L'orchestre de l'Opéra de Malmö parachève par sa virtuosité et sa finesse l'orchestre-parole utilisé par le compositeur dans les parties instrumentales de Jenufa. On pourra d'ailleurs aisément se concentrer sur l'orchestre dirigé par Marko Ivanovic en mettant entre parenthèses les voix pour apprécier le raffinement d'un commentaire musical quasi autonome.
La mise en scène était un énorme point faible dans la production du Teatro Real de Madrid. Pour sa mise en scène à l'Opéra de Malmö, Orpha Phelan fait le choix de conserver la même base de décor durant toute l’œuvre mais lui donne une fonction signifiante et évolutive qui va dans le sens du drame raconté. Ainsi, les jeux de lumière suivent à l'Acte I, par le bleu nuit menaçant, les nuages lourds puis le rouge-rose final, la montée des passions jusqu'au point culminant de l'accident du couteau qui va défigurer Jenufa. Le moulin qui sert de cadre à l'action se limite à une palissade de planches horizontales violemment éclairées devant laquelle une partie des personnages évolue. Ces éléments présentent un "au-dessus" qui trouve un équivalent-miroir dans un "au-dessous" de poutrelles enchevêtrées et sombres posées sur un sol graveleux et humide où évoluent négativement certains personnages. L'architecture est volontairement penchée, de même que certains éléments mobiliers, dans la très signifiante symbolique cinématographique du décadrage. Par la suite, on rentrera à l'intérieur de ce moulin qui deviendra une espèce de cage délabrée où les planches de bois ressemblent de plus en plus à des barreaux de prison. À l'Acte III, le plus lumineux sous l'angle des éclairages, elles sont encore plus clairsemées et approchent de la ruine. Ainsi, cette imagerie reflète clairement l'état de délabrement intérieur et social des personnages, du milieu et de l'époque auxquels se déroulent Jenufa. Une fêlure dont tout le monde est victime, cruellement visualisée sur le visage de l'héroïne, scarifiée d'une larme de sang.
Volontairement, Janáček finira son œuvre sur une plus-value positive. Elle trouvera un écho ambigu dans la dernière scène de cette version : un ouvrier des temps modernes visualise un monde nouveau en construction, parsemé de buildings. Des barres de fer recouvrent progressivement la ruine en bois, témoin de tant de malheurs. Pourtant, les nouvelles constructions apparaissent elles aussi penchées, laissant prévoir le pire…
Nicolas Mesnier-Nature