Le rideau se lève sur Le Crépuscule des Dieux.
Son premier acte précédé d’un prologue est le plus long du théâtre lyrique.
En effet, trois grandes scènes vont suivre, et constituer avec lui plus de cent minutes de musique ininterrompue.
Difficulté supplémentaire pour les artistes comme pour le spectateur qui voit un drame déjà complexe, précipiter ses héros vers leur péril.
L’opéra ouvre donc sur le prologue.
Ce chapitre dramatique - comme L’Or du Rhin préludait en quelque sorte à La Walkyrie - prélude à l’action qui suit, en permet tant le résumé que l’historique et ajoute même des éléments narratifs inconnus de nous jusque-là.
Il met en scène les trois nornes qui tissent le destin du monde.
On aperçoit dans la production du Palau de les arts, des images qui font songer à Dali et à Miro : les trois nornes suspendues tissent les rênes et forment quelque chose d’à la fois filiforme, coloré et flottant dans le vide, comme on l’observe parfois dans l‘œuvre picturale des deux peintres.
On retrouve bientôt le rocher sur lequel on avait quitté Siegfried précédemment, celui-là même, théâtre de l’union du couple Brünnhilde et Siegfried, devenu la couche qui unit le couple. On croit un instant entendre le texte musical qui précède le grand duo d’amour du second Acte de Tristan et Isolde ("Hab’ich dich wieder ?") : onze ans plus tard, le contexte dramatique et lyrique est d’une similitude parfois troublante.
Siegfried part à la conquête du monde et son départ s’accompagne du célèbre Voyage sur le Rhin (Siegfrieds Rheinfahrt), le splendide prélude orchestral qui conclut ce prologue.La première scène de l’Acte I met en présence trois acteurs principaux de cette fin du cycle wagnérien : Hagen, Gunther et Siegfried.
C’est là que se trame en présence de Gutrune, la supercherie du philtre - similaire à celui de la fin de l’Acte I de Tristan et Isolde - qui trompera le jugement de Siegfried et le détournera de son amour sacré pour Brünnhilde.
Pour la troisième et dernière scène, Brünnhilde désormais en possession de l’anneau et de la solennelle promesse d’amour de Siegfried est alertée du péril que court le monde par sa sœur Waltraute, qui vient lui demander l’anneau pour le restituer à sa source originelle, autrement dit aux Filles du Rhin.
Son refus et sa colère n’auront de cesse de chasser la messagère avant que, ses ravisseurs n’arrivent et qu’elle découvre, dépitée et trahie, l’enjeu sordide du marchandage de Siegfried (malgré lui) dont elle est l’objet.
Tout au long de cet immense acte, on notera que de manière sourde mais envahissante, la couleur musicale se noircit (notamment autour des thèmes de Hagen) et que les fameux saxhorns, donnent aux timbres cuivrés une plastique sonore si singulière.
Sans jamais forcer le trait, Zubin Mehta obtient de cet orchestre au meilleur de sa forme des couleurs jusque-là inconnues et qui tendent d’autant le climat dramatique.Tour de force musical, cet Acte I pose sans doute les plus épineux problèmes à ceux qui ont la charge de le mettre en scène : rendre lisible le contexte psychologique, la répétition d’éléments provenant d’opéras précédents, ainsi que le déplacement dans l’espace terrestre sacré et imaginaire, rendent la tâche particulièrement ardue.
L'Acte I constitue aussi une rude épreuve pour l’orchestre dont la densité musicale se trouve de plus en plus chargée, texte en thèmes (les leitmotivs), en couleurs et en dynamiques.
Ces scènes sont aussi de redoutables épreuves pour Brünnhilde puisque - si l’on peut dire - Siegfried aura le "privilège" de mourir à l’Acte III. Au contraire elle aura pour charge, durant plus de vingt minutes, la redoutable conclusion, non seulement de l’ouvrage mais du Ring tout entier lors de son ultime et grandiose monologue "Starke Scheite schichtet mir dort !".
Les artistes qui interprètent les personnages principaux sont de véritables athlètes tant ils doivent tout à la fois faire preuve de résistance physique, mémoriser, jouer et chanter.
Bayreuth et sa fosse d’orchestre enfouie sous le plateau pour laisser libre espace au chant possède certes des conditions acoustiques qu’aucun autre théâtre au monde n’offre.
Ailleurs, le chef doit sans cesse veiller à ne jamais couvrir avec l’imposante masse orchestrale les voix qui, à Bayreuth, n’ont jamais nécessité de forcer pour se répandre dans la salle. C’est une des raisons pour lesquelles Wagner ne souhaitait pas voir jouer ses opéras dans un autre théâtre que le sien.
Ceci est particulièrement vrai pour ce Crépuscule des Dieux.
Naturellement Zubin Mehta sait tout cela parfaitement et se montre aussi vigilant qu’efficace à cet égard.
La présente production scénique n’échappe pas à la pression de l’étau qui se referme dramatiquement, ni à la densité des tableaux dont on garde en mémoire la précédente vision.
Il faut ici ajouter les nouveaux protagonistes Hagen, Gunther et Gutrune, et leur mode de vie, symbolisé par un dessin du costume bourgeois, et par leur culte démesuré - de fait, les éléments matériels sont visuellement surdimensionnés - du matérialisme et du paraître.
Siegfried lui-même se verra transformé par eux en sorte de "Monsieur Loyal", ce qui le rendra méconnaissable autant qu’effrayant aux yeux de Brünnhilde.
Cette dimension est lisible ici, avec quelques lourdeurs ça et là, mais il apparaît assez clairement qu’une ultime intrigue se noue, dramatiquement autant que visuellement.
Outre une nouvelle fois l’exceptionnelle performance vocale du couple Siegfried/Brünnhilde, mention spéciale pour l’âpreté idéale du Hagen, à nouveau magnifiée par Matti Salminen.
Catherine Win-Rodgers également, superbe Waltraute, est ici mieux à sa place qu’en Erda comme nous l’avons souligné dans Siegfried.
L'Acte II ouvre sur le monde des Gibischungen, les vassaux de Gunther, ce monde matérialiste concrétisé ici par un univers inspiré des BD futuristes.
La première scène est un sommet de l’Acte, sinon de l’opéra entier, avec son splendide duo Alberich/Hagen. La partition est remarquablement innovante et fait entendre non seulement de singulières associations de timbres mais d’incroyables enchaînements harmoniques.
Hagen appelle bientôt sa "meute" et c’est l’occasion du surpuissant chœur d’hommes ("Was tost das Horn ?"), le seul chœur du Ring, avec la courte intervention du chœur mixte un peu plus tard, alors que le musicien en est pourtant si friand.
En effet, Tristan excepté, Wagner octroie toujours une place majeure aux chœurs dans ses opéras.Arrive bientôt Brünnhilde dans son improbable nacelle, prologue à l’incroyable scène "des noces" où les comptes se règlent enfin.
Les images ici ne comptent pas parmi celles à retenir de la production de Valence.
La production choisit le choc frontal entre le monde des humains matérialisé par le dollar, le yen et de l’euro, et celui hors du réel et du temps, de Brünnhilde.
C’est là que sera décidée la mise à mort de Siegfried.
L’Acte tout entier est d’une invraisemblable densité pour Brünnhilde qui doit faire face aux situations dramatiques les plus tendues, alors que la partition lui réserve un rôle essentiel, exténuant et pourtant encore bien loin de son terme.
Le dernier acte ouvre sur les Filles du Rhin que la production présente à l’image de L’Or du Rhin, où l’élément liquide est bien réel sur scène.
On est frappé par la similitude du dialogue de Siegfried avec ces Filles du Rhin et ce qu’on entendra, six ans plus tard (en 1882), entre Parsifal et les Filles-fleurs (Acte II, scène 2) : suaves mélismes mélodiques, suaves harmonies de harpes et des bois, similitude de caractère (à cet instant) entre Siegfried et Parsifal, structure musicale similaire (ensemble vocal féminin en dialogue avec le ténor solo – Parsifal : "Komm’ Holder Knabe", etc.).
Le caractère mutin des Filles du Rhin n’échappera pas au metteur en scène, et l’attitude un peu rustre de Siegfried face aux créatures attirantes et quelque peu dénudées, annoncera elle aussi, celle de Parsifal face aux Filles fleurs.
La scène de chasse qui suit, au cours de laquelle on assiste à la "mise à mort" de Siegfried précède la célèbre et terrassante Marche funèbre de Siegfried (Trauermarsch). Elle ouvre pour ainsi dire, les dernières pages de l’opéra et constitue un autre grand chapitre orchestral de ce Ring.
La production a nettement saisi l’importance capitale de cette page musicale stupéfiante et lui donne un relief particulier, pertinent et dramatiquement efficace.
Cette scène 3 verra Gutrune comprendre la supercherie (sur des accents musicaux dignes du Roi Marke de Tristan) et Brünnhilde légitimer l’embrassement final, salvateur et rédempteur, qui aboutira par le retour de l’anneau d’or à sa source.Outre les magnifiques artistes des rôles majeurs déjà cités- le Hagen de Salminen, le Siegfried de Lance Ryan, l’impérieuse Brünnhilde de Jennifer Wilson - il y a lieu de saluer également les remarquables prestations d’Elisabeth Matos en Gutrune et de Ralf Lukas en Gunther, tous deux artistes de premier plan.
La scène finale est une grande page de l’histoire de l’opéra, tant par sa teneur dramatique que par la somptuosité du chant et de l’orchestre.
Ce dernier se déchaîne en tentant l’impossible synthèse des dizaines de leitmotivs énumérés et imbriqués les uns dans les autres au cours des heures de musique qui ont précédé.
C’est le feu, comme sur ces images de Valence, qui embrasse le thème de rédemption par l’amour, vision immatérielle de cette conclusion.
Une dernière fois, des images apocalyptiques d’une force technologique et dramatique stupéfiantes concluent l’opéra et le cycle sur un des plus beaux monologues de tout l’art lyrique…
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Gilles Delatronchette