Fidelio a été créé à Vienne en 1805, alors en 3 actes, puis révisé en 1806, pour passer à 2 actes, et enfin donné dans sa version définitive en 1814.Dès l'Ouverture, Haitink nous donne à entendre son sens du détail, avec une battue très arrondie, une tendresse visible à l'égard de cette musique, mais aussi une énergie et un dynamisme qui lui sont propres.
Lorsque le rideau s'ouvre sur l'Acte I, on se trouve face à un grand mur fait de couleurs grisâtres évoquant bien un univers de type carcéral.
Nous sommes en effet dans une prison, une forteresse, puisqu'avec cet opéra, Beethoven avait voulu s'attaquer aux régimes tyranniques.
En effet, cet hymne à la Liberté n'est pas une simple apologie de l'amour conjugal de Fidelio pour son mari Florestan.
Nous voilà donc transportés non pas près de Séville au XVIIIe siècle, comme le spécifiait le livret d'origine, mais dans le cadre d'un système totalitaire fasciste ou néo-stalinien, en tout cas très largement au XXe siècle.
On ne peut s'empêcher de signaler que le metteur en scène de cette production, Katharina Thalbach, actrice et metteur en scène allemande, a vécu en RDA jusqu'en 1976.Dès les premières interventions de Marzelline (Sandra Trattnigg, soprano) et de Jaquino (Christoph Strehl, ténor), on constate qu'on a ici affaire à de bons comédiens dotés de moyens vocaux globalement adaptés à leur rôle.
Sans plus.
Dans ce Singspiel qu'est Fidelio, une bonne partie de l'œuvre est parlée, comme avant lui La Flûte enchantée de Mozart, par exemple. On comprend ainsi mieux pourquoi les artistes ont particulièrement soigné leurs prestations scéniques.
Le fameux quatuor (Marzelline, Leonore, Rocco, Jaquino) "Mir ist so wunderbach…", d'une exquise facture quasi-mozartienne, est particulièrement réussi. Les lignes mélodiques sont superbes.
Puis, intervient Rocco le geôlier, seul.
La basse Alfred Muff impose dès le départ une grande présence à la fois vocale et dramatique.
On ne se montrera guère étonné devant le succès considérable que cet interprète obtiendra auprès du public à la fin de la représentation.Un autre moment important de l'Acte I correspond à l'arrivée, tout de blanc vêtu, chapeau y compris, de celui qui incarne le gouverneur de la forteresse, Don Pizarro (Lucio Gallo, baryton).
Son air célèbre "Ah ! welch ein Augenblick !", soutenu par le chœur, est effectivement impressionnant.
Mais, ce personnage "noir", de "méchant", est surjoué.
Son interprétation en devient de fait caricaturale, même si la qualité vocale du chanteur ne saurait être mise en cause.
Et voici le sommet potentiel de l'Acte I : le récitatif et air de Fidelio "Abscheulicher…" par Leonore, déguisée en homme, espérant libérer son époux qu'elle pense prisonnier au sein de la forteresse…Et la déception commence. Mélanie Diener, bien que relativement crédible physiquement, n'a pas les moyens du rôle.
La soprano n'est vraiment connue à ce jour que par un enregistrement de Puccini - Le Villi chez Naïve - dirigé par Marco Guidarini, dans un registre bien différent, plus léger.
Dans Fidelio, son timbre et le vibrato de sa voix sont à la limite du désagréable.
Plus grave, elle connaît des problèmes sur la justesse de certaines notes et sa ligne de chant est instable, ainsi que son portamento (glissement vocal d'une hauteur de note à une autre).
À la décharge de cette artiste, il faut reconnaître que ce rôle particulièrement dramatique, dont Weber et Wagner s'inspireront, n'est pas facile à projeter vocalement.
On arrive enfin, pour terminer l'Acte I, à cet autre moment fort que représente dramatiquement et vocalement le magnifique Chœur des prisonniers "O welche Lust !", débouchant sur le final.Les chœurs de l'Opéra de Zurich sont ici vraiment très bons vocalement.
Le contraste est saisissant entre cette musique lumineuse composée par Beethoven et l'univers carcéral dans lequel vivent les prisonniers politiques.
Passons sur les tenues de ces hommes.
Mais, pourquoi ces visages peints en jaune ? Les mines de sel de Sibérie en seraient-elles responsables ? Ezio Toffolutti, chargé notamment des costumes, doit être le seul à pouvoir répondre…
Au début de l'Acte II, nous pénétrons, par le biais de nombreux escaliers, assez inquiétants, dans le monde des geôles souterraines de la forteresse, au sein d'un univers sombre fait de noir ou de bleu nuit, dû aux lumières de Hans-Rudolf Kunz.
Nous voici donc dans la cellule de Florestan, le mari emprisonné de Fidelio-Leonore.
Si la mise en scène et les éclairages sont soignés, c'est à nouveau la déception…
Le récitatif et air du prisonnier "Gott ! Welch Dunkel hier…", qui fait pendant à l'"Abscheulicher" de Leonore vers la fin de l'Acte I, sont également très largement insuffisants.
Le ténor Roberto Saccà, peu connu lui aussi, en dehors d'une Traviata à Venise en 2004 avec Patrizia Ciofi - là encore dans un autre registre -, n'a pas vraiment la tessiture du rôle dramatique pré-wagnérien de Florestan.
Son chant est étriqué et ses limites sont atteintes dans les aigus forte. Le timbre de sa voix est assez désagréable, nasillard pour tout dire. C'est une sorte de sous John Vickers, dont la voix présentait le même défaut, mais possédait aussi d'immenses qualités, absentes ici.
Enfin, sur le plan de la tragédie, cet artiste apparaît comme le moins performant de toute l'équipe. Son incarnation dramatique est trop appuyée, voire surjouée.
C'est alors que nous entendons la célèbre page orchestrale souvent isolée de ce contexte qu'est l'Ouverture Leonore 3, superbe morceau symphonique, mais de peu d'intérêt sur le plan du déroulement dramatique de l'œuvre prise dans son ensemble.
On sait que Beethoven éprouva bien des difficultés pour créer Fidelio et composa quatre ouvertures : Fidelio, Leonore 1, 2 et 3. De fort nombreux critiques s'accordent du reste à dire que l'art lyrique n'était pas son domaine de prédilection.Quoi qu'il en soit, cette coupure symphonique permet ici de bien ressentir et voir les grandes qualités du chef et du Zurich Opera Orchestra.
Bernard Haitink nous fait apprécier pleinement à la fois la douceur, la rondeur, de sa direction, mais aussi son tempérament charismatique.
Il sait faire preuve de souplesse et de dynamisme.
Nous revenons alors aux décors du début de l'Acte I.
Les prisonniers sont libérés, des tracts tombent du haut du mur du fond de scène. Le metteur en scène a sans doute voulu ainsi mettre en évidence cet hymne à la Liberté qu'est Fidelio, sorte de libération révolutionnaire. On pourrait penser aux événements de l'année 1989, et notamment à la révolution roumaine anti-Ceaucescu ou… la chute du mur de Berlin qui l'a nécessairement marqué !À la suite du chœur final, très réussi, et de l'intervention libératrice de l'ambassadeur du roi Don Fernando (la basse Krešimir Stražanac), dont l'incarnation est convenable, le méchant fasciste ou néo-stalinien Don Pizarro va être puni.
L'opéra se termine par un double hymne à l'amour conjugal et à la Liberté.
Faut-il rappeler les idées politiques de Beethoven, favorables aux "Lumières" et aux idées révolutionnaires (1789, puis Bonaparte à ses débuts) ?
Le rideau baissé, il restera comme indéniables atouts la direction d'un grand chef à la tête d'un orchestre de qualité, une mise en scène tout à fait intéressante, des artistes-comédiens de valeur, et quelques artistes-chanteurs vocalement à la hauteur de l'œuvre comme Alfred Muff.
Mais, un Fidelio sans véritable Leonore et sans réel Florestan, cela fait désordre.
Reconnaissons toutefois les moyens vocaux exigés par ces rôles lyriques assez difficiles et exigeants. D'où notre indulgence…
À noter : Le livret qui accompagne le disque présente de très belles photos couleurs des différents interprètes. Mais on regrettera la mauvaise traduction française du commentaire du texte allemand de Michael Richard Küster, version abrégée d'un article extrait de la Revue de l'Opéra de Zürich.
Jean-Luc Lamouché