Nous avons pu déjà apprécier grâce au Blu-ray et au DVD de Flammes de Paris, interprété par le ballet du Bolchoï, l'habileté d'Alexei Ratmansky à revisiter avec respect les ballets du répertoire classique. Pour sa version de Don Quichotte, le chorégraphe actuellement résidant à l'American Ballet Theatre, s'est lancé à la recherche de sources qui auraient pu l'orienter vers la version originale de Marius Petipa datant de 1869. Or aucun écrit précis ne subsiste de cette chorégraphie originale, pas plus que de documents portant sur les deux adaptations faites par Gorsky au début du XXe siècle. Chaque génération de danseurs apportant ses modifications à l'œuvre, il est devenu bien difficile aujourd'hui de savoir ce qui appartient à Petipa ou Gorsky, voire même aux modifications apportées successivement par d'autres. Ratmansky, toutefois, a voulu travailler avec le Ballet National Néerlandais dans un axe de tradition tout en apportant sa sensibilité et ses propres choix retenus au fil des diverses versions existantes. Il a confié combien il aimait ce ballet et ne se lassait aucunement de le voir dans ses différentes déclinaisons. Il avait de même exprimé son projet de monter un jour son Don Quichotte. C'est chose faite avec cette compagnie néerlandaise comme en témoigne cette captation réalisée en 2010 à l'Amsterdam Music Theatre.
Le prologue s'ouvre sur le cabinet de travail de Don Quichotte, lequel s'aperçoit de la disparition de sa bibliothèque et livre un combat fantasque pour sauver Dulcinée. Il rencontre fortuitement Sancho Panza alors que ce dernier tente d'échapper à ses poursuivants. Don Quichotte voit aussitôt en lui un écuyer tout désigné pour l'accompagner dans sa quête.Cette scène de pure comédie prend place dans un décor soigné joliment éclairé. Don Quichotte apparaît tout de suite comme un rêveur gentiment décalé. La stature de l'acteur Peter de Jong, son regard vif et sa gestuelle grandiloquente dessinent un personnage fort qui induit intérêt et sympathie.
La mimique est largement utilisée pendant toute cette mise en place, s'appuie sur la musique avec naturel et se sert de ses accents comme ponctuations du mouvement. Les rayonnages de livres en mouvement qui semblent attaquer Don Quichotte sont du meilleur effet.
L'entrée de Sancho Panza tenant un poulet plumé à la main donne le ton. Ce personnage clownesque et touchant assurera un parfait contrepoids au caractère de Don Quichotte et le duo formé dès ce prologue fonctionne parfaitement. Avoir choisi pour ces deux rôles hauts en couleurs deux acteurs non-danseurs n'y est sans doute pas pour rien. On se montrera étonné par leur aptitude à bouger de façon musicale, à remplir la musique. Leur respiration, différente de celle des danseurs habituellement distribués dans ces rôles, apporte une dimension nouvelle tout à fait intéressante.
Ratmansky, dès cette entrée en matière, navigue avec aisance entre la bouffonnerie et le romantisme qui s'impose sans crier gare lorsque Dulcinée apparaît dans des volutes d'un bleu fantastique sous le regard de Don Quichotte, alors qu'un très beau motif musical s'exprime depuis la fosse d'orchestre.
Un mot sur le Holland Symfonia : dirigé par Kevin Rhodes, précis et attentif à la danse, sa sonorité n'appelle aucune réserve. Les cordes à l'unisson savent se montrer expressives, les cuivres brillent avec justesse et puissance contrôlée tandis que l'ensemble véhicule une ampleur parfaite pour la musique de Minkus. Souvent transformée en musique de cirque, elle est ici non seulement respectée mais parfaitement défendue.
Si le traitement du prologue faisait preuve d'originalité, avec l'Acte I et sa place de Barcelone en fête, nous nous retrouvons en territoire connu : perspective sur la ville au lointain, charrettes de fruits et légumes et animation naturelle. Le tableau est charmant, jeune et frais.
L'apparition de Kitri précède de très peu sa célèbre variation. Anna Tsygankova danse avec naturel et son incarnation est sans esbroufe. Le lever de jambe est rapide, les grands sauts maîtrisés comme la dynamique du mouvement. Toutefois pas de brillance comme celle observée chez d'autres danseuses dans ce rôle. En tout cas à ce stade du ballet.L'arrivée de Basile montre immédiatement les qualités de comédien de Matthew Golding. Beau danseur au visage d'acteur de cinéma (Brad Pitt ?), sa taille est idéale par rapport à celle de Kitri. L'aisance scénique et la présence sont là. C'est du reste sans doute à partir de cette force communicante que Tsygankova va parvenir à orienter son jeu vers la comédie et gagner une richesse qu'on ne présageait pas lors de sa première scène.
La première danse qui rassemble le couple montre une osmose idéale et une dynamique partagée. Kitri et Basile forment un couple qui fonctionne bien et ce premier "pas de deux" énergique l'atteste.
On regrettera, dès ce stade, un abus de plans larges dans le montage des images qui, bien que fort musical, dilue la précision de la danse que l'on aurait bien mieux appréciée avec des plans plus serrés. Dommage !
À nouveau la mise en scène parvient à exprimer les relations entre les personnages de façon quasi instantanée : l'aubergiste Lorenzo qui ne veut pas entendre parler de la liaison de sa fille Kitri avec le barbier Basile, la connivence de Juanita et Piccilia pour la cause de Basile, l'entrée grandiloquente et ratée du prétendant ridicule Gamache dans une chaise à porteurs… Tout est ici exposé avec parfaite une lisibilité et le rythme qui en découle réjouira nombre de spectateurs.
Le Gamache de cette version (Dario Mealli) est plus jeune que dans nombre de productions. Moins grimé également. D'où, outre le ridicule grotesque, une vivacité qui apparente le personnage à un nobliau infatué et gauche.La Séguedille (No. 11) met en valeur le bel ensemble du corps de ballet, tout d'abord masculin, puis féminin : les lignes sont précises, la hauteur des bras homogène et la musicalité partagée. Le montage vidéo ne pardonne rien sur ce point et atteste de la qualité du travail du Dutch National Ballet.
L'entrée de Mercedes (Natalia Hoffmann) et Espada (Moises Martin Cintas) le confirme lorsque le corps de ballet se livre à des effets de capes parfaitement synchronisés tout en occupant l'espace de façon idéale.
À propos de ce couple secondaire, on aurait aimé une caractérisation plus espagnole. Espada se montre ici un peu mou. Quant à la variation de Mercedes, elle permet à la charmante danseuse d'exprimer une bonne technique, mais la personnalité n'est pas très marquante.
De même, on en viendra à regretter l'abus de l'utilisation des mouvements de capes. Pour intéressants qu'ils soient, à vouloir trop les montrer, l'effet est gâché.
Après un charmant duo bien dansé par Piccilia et Juanita nous retrouvons Anna Tsygankova et Matthew Golding dans une série de grands sauts parfaits et de portés très bien exécutés. Tsygankova apporte plus de panache à sa Kitri, plus de présence. Dans le pas de deux qui suit, alors que Don Quichotte prend la jeune fille pour sa Dulcinée, la danseuse semble réellement trouver dans son partenaire l'appui nécessaire à la construction de son personnage. Le côté un peu "sage" qui caractérise sa danse lorsqu'elle est seule, évolue vers une dynamique autrement plus scénique, mais aussi vers des accents touchants propres à un couple lié par une alchimie réussie.
Matthew Golding est un partenaire attentif et un excellent porteur. Sa variation n'est aucunement alourdie par ses grandes jambes. Précision et dynamisme se conjuguent à une brillante technique. Anna Tsygankova danse une parfaite Variation de Kitri, sa technique explose et sa présence nouvellement gagnée semble définitivement l'imprégner.
Les spectateurs de l'Amsterdam Music Theatre manifestent par leurs applaudissements une totale adhésion à l'allégresse de la fête qui clôt l'Acte I, alors que Kitri et Basile prennent la fuite.L'Acte II conduit le jeune couple dans les montagnes. Nous les retrouvons, cachés par une troupe de comédiens ambulants. Pas de camp de Gitans dans la version de Ratmansky, ce qui est très répandu sur les grandes scènes du monde. Les costumes nous font d'ailleurs plutôt penser à ceux de la Commedia dell'arte, et la scène paraît un peu fade. Mais Kitri et Basile se déguisent en bohémiens avant l'arrivée de Don Quichotte et Sancho Panza et un certain brio prend place à nouveau.
La suite de l'histoire est connue : Don Quichotte se bat contre des moulins à vents et son délire le transporte dans un autre monde. Après quelques visions cauchemardesques curieusement exploitées ici, il reprend connaissance devant une jolie composition de ballerines en tutus courts, très vite accueilli par un cupidon au brushing stupide.
Heureusement la danseuse Maia Makhateli séduit par son travail de jambe rapide et ses remarquables menés sur pointe. Une Variation parfaite confirmera par la suite ces qualités évidentes.
D'aucuns trouveront que la présence de Don Quichotte au milieu du corps de ballet en tutu peut être déplacée dans la mesure où l'académisme de l'adage est en partie sacrifié au sujet. Mais reconnaissons que l'implication du personnage de Don Quichotte n'a jamais été poussée de cette façon, tant dans le livret que dans la mise en scène. De prétexte, dans d'autres productions, il devient ici un élément essentiel.Élément phare de la scène de rêve, fruit de l'imagination du héros, la Reine des Dryades est interprétée par Sasha Mukhamedov. La danseuse convainc par ses qualités techniques mais à aucun moment par la grâce quasi éthérée que l'on est en droit d'attendre. À l'inverse, Kitri transformée en créature rêvée par Don Quichotte permet à Anna Tsygankova de nous montrer une facette de ballerine romantique qui lui sied parfaitement. La pureté du style alliée à l'exactitude du placement et la souplesse des bras en font un écho superbe à la jeune espagnole vive et brillante, son autre facette.
La coda sied plutôt bien au corps de ballet féminin avant que le rideau se baisse sur le songe de notre héros, bientôt réveillé par Sancho Panza.
Pour le dernier Acte - un décor de taverne - nous retrouvons cette même aptitude de Ratmansky à gérer l'occupation de l'espace par les déplacements très maîtrisés des danseurs-figurants et des rôles secondaires.
Kitri et Basile réapparaissent. Avec cette nouvelle entrée Anna Tsygankova et Matthew Golding expriment plus intensément encore dynamisme et joie de vivre. La suite se montre très narrative avec l'enlèvement de Kitri par Gamache, la mort simulée de Basile pour se rapprocher de Kitri et l'intervention de Don Quichotte à la manière d'un Deus ex machina.
De très belles couleurs réchauffées par un ciel rougeoyant offrent une vision assez originale de la place de Barcelone, cadre de scènes rapides de comédie pure. Saluons une nouvelle fois la réactivité du corps de ballet à tout ce qui concerne les protagonistes. De là la réussite de ce type de scènes qui prennent le pas sur la danse.
Entre danse villageoise pour le corps de ballet et brio classique pour Kitri et Basile, la danse d'ensemble qui conclut l'épisode est fort bien réglée.
Se succèdent alors des numéros à l'intérêt variable qui marquent également le retour des comédiens de l'Acte II et de Cupidon.
Le pas de deux de Mercedes et Espada est bien dansé mais son intérêt est moindre. De plus, il fait perdre de vue le couple principal. Mais on sera surpris par la qualité d'une danse qui permet au corps de ballet de s'exprimer. À la fois dynamique et même lyrique, Ratmansky excelle à composer une atmosphère et construire des ensembles.
Puis vient le célèbre grand pas de deux de Kitri et Basile.
Anna Tsygankova et Matthew Golding, en parfait accord, délivrent une fort belle prestation, musicale et maîtrisée de bout en bout. L'adage est fluide, précis, et l'équilibre de Tsygankova sur pointes est remarquable. La performance mérite d'être applaudie, ce que ne manque pas de faire le public conquis.
La variation de Basile n'appelle aucune critique. Matthew Golding, avec une certaine sobriété, fait montre de la plus grande honnêteté technique, enchaînant grands sauts et tours rapides. De même, la variation de Kitri présente Anna Tsygankova très convaincante dans la propreté des pas et, une nouvelle fois, manifeste un équilibre idéal.
Les variations de Juanita et Piccilia alternent avec celles des solistes. On les trouvera moins riches.
Comme attendu en raison du haut niveau technique du couple soliste, la coda est le lieu où virtuosité et charisme fusionnent en un véritable feu d'artifice. Durant sa série de fouettés, Tsygankova ne varie absolument pas de place, sa jambe de terre paraissant ancrée dans le sol. Elle enchaîne de même un manège de piqués exceptionnellement rapide. La mécanique est parfaite !
Très bonne idée, enfin de faire danser Don Quichotte, castagnettes accrochées aux mains, avec Kitri avant de réintroduire l'image de Dulcinée au son du violon de Sancho Panza. Attendrissants, les deux inséparables, se mettent en route pour une nouvelle quête. Le rideau se ferme sur une très belle image : la nuit tombe alors que les deux héros s'éloignent…
Dmitri Ratmansky apporte à sa version de Don Quichotte une vraie respiration et une théâtralité maîtrisée qui enrichit le sujet. Le Dutch National Ballet est parfaitement impliqué dans cette démarche. Pour autant, la compagnie et les rôles secondaires ne sauraient rivaliser avec les danseurs des grandes compagnies internationales. Mais Anna Tsygankova et Matthew Golding apportent par leur excellence une dimension qui hisse l'ensemble à un niveau tout à fait respectable. Ce Don Quichotte représente une alternative à découvrir, y compris par ceux qui pensent déjà détenir leur enregistrement de référence.
Philippe Banel