Difficile de ranger le chef d'orchestre Vladimir Jurowski dans une case… Et c’est tant mieux. Si l’on s'en tient à la communication du musicien, on pourrait la prendre pour prétentieuse tant la mise en scène de sa personne a quelque chose d’agaçant. Mais il faut souvent passer la barrière de l’image pour accéder à la véritable personnalité d’un artiste. Certes, le chef d’origine moscovite ne dédaigne pas une certaine dramatisation de l’attitude, mais c’est sans doute parce qu’il ressent la musique comme nul autre, avec une ouverture d’esprit et une imagination inattendues et rafraîchissantes.
En effet, Jurowski s’est fait très tôt remarquer et rechercher par la plupart des grandes maisons d'opéras et de concerts du monde entier : Covent Garden, le Met, l’Orchestre National de Russie, le London Philharmonic Orchestra, le Philadelphia Orchestra ou encore le Chamber Orchestra of Europe, avec lequel il a signé de magnifiques Métamorphoses de Richard Strauss éditées en DVD chez Idéale Audience.
C’est ce même chef qui a su imposer son talent auprès de phalanges des plus prestigieuses parmi les orchestres modernes et qui, dans le même temps, est devenu l’un des chefs attitrés d’un des principaux ensembles de la scène baroque, The Orchestra of the Age of Enlightenment, présent dans la fosse pour cet enregistrement. Une approche à l’inverse d’un Harnoncourt, mais dont la complémentarité s’avère des plus passionnantes et, si l’on en juge par ce Don Giovanni magnifique, des plus efficaces.En effet, au radicalisme de certaines versions baroques, Jurowski apporte un recul bienvenu, proposant une version qui réconcilie à merveille les contraires : des tempi rassérénés et un sens accru du drame, un phrasé plus linéaire et un sens inné des détails, conjugués à une maîtrise absolue de tous les paramètres du discours et à une émotion authentique. De fait, c’est un plaisir ineffable que d’entendre son orchestre prendre le temps de sonner et de revisiter ainsi chaque détail de l’orchestration de ce Don Giovanni.
Sans jamais forcer le trait, et avec une élégance folle, le chef parvient à nous offrir une partition d’une humanité confondante et se permet de plonger dans les plus noirs recoins de la personnalité de Don Giovanni, de concert avec une mise en scène pleine d’imagination, hautement référentielle (tableaux, changements à vue), mais délibérément moderne. Tout se passe dans une sorte de boîte protéiforme, visuellement distanciée mais sans pour autant dédaigner quelques effets sanglants plus réalistes. Là encore, réconciliation des contraires…
Le plaisir et le confort générés par l'Orchestra of the Age of Enlightenment se ressentent également sur scène, où les chanteurs peuvent prendre le temps de calibrer et de timbrer au mieux leur interprétation, à commencer par Gerald Finley, dont les couleurs suaves et le phrasé incroyablement fluide se combinent à une incarnation glaciale du rôle-titre. Prenons le fameux "La ci darem la mano" : nos oreilles succombent, à l’instar de Zerlina, tandis que nos yeux ne font que constater le mépris du séducteur à l’égard de cette énième addition à son tableau de chasse. Rappelons que nous avions beaucoup apprécié le baryton canadien dans Doctor Atomic, enregistré sur la scène du Metropolitan Opera.
Éloges également pour le Leporello de Luca Pisaroni, par ailleurs impérial Hercule dans Ercole amante, à l’humour parfaitement calibré et à l’interprétation idoine. Par le jeu et la voix, il trouve pleinement sa place au sein de la distribution en apportant la lumière à ce Don Giovanni de ténèbres. Il permet ainsi au public de s’impliquer malgré tout dans ce duo improbable. Dans la scène des enfers, sans jamais faire appel à des effets faciles, l’attachement de Leporello pour son maître atteint son paroxysme. Jamais le personnage ne sombre dans le ridicule d’un valet un peu simplet, mais se situe à l'inverse dans l’émotion sincère d’un homme du peuple plus clairvoyant que son noble compagnon.
N’oublions pas non plus les rôles féminins dont se détache l’émouvante Elvira de Kate Royal. Son sens de la ligne donne à son interprétation une véritable élégance, une grâce qui ne laisse pas indifférent tant elle se montre véritablement naturelle. Sa colère et son désespoir sont intenses mais jamais brutaux, ce qui la conduit à l’une des interprétations les plus équilibrées de la discographie.
Tout porte à croire que Vladimir Jurowski, en tant que chef et directeur musical du Festival de Glyndebourne, a sélectionné ses chanteurs sur leurs timbres. On retrouve en effet chez tous ces interprètes le même fondu et le même galbe que dans l’orchestre – un bonheur. De fait, si les solistes soignent admirablement leurs airs, les ensembles sont eux aussi un ravissement.
Écoute, échange et engagement sont les maîtres mots de cette très belle interprétation à laquelle on a ici ou là reproché la froideur, alors que cela tient tout simplement au fait que, à la différence de beaucoup de productions actuelles, celle-ci ne se livre pas immédiatement. Elle se découvre, elle se goûte, elle se savoure.
Mais n’est-ce pas là la marque des choses qui durent ?
Retrouvez la biographie de Mozart sur le site de notre partenaire Symphozik.info.
Jean-Claude Lanot