Dès la première note, Mehta attaque avec férocité et âpreté cette course folle qui amène Siegmund dans le refuge de son ennemi Hunding.
Il va y rencontrer Sieglinde pour ne plus la quitter.
Occasion pour nous de rappeler, après le premier opus de la Tétralogie, l’excellence de l’Orquestra de la Comunitat Valenciana, rond, mordant et éminemment poétique à la fois, particulièrement servi, il est vrai, par un son magnifiquement capté.
En scène trône un incroyable, gigantesque et splendide arbre d’où Siegmund tirera bientôt son épée.
Il en constitue l’élément majeur pour la dramaturgie de tout l’acte : le printemps le verra fleurir (Winterstürme), son tronc offrira bientôt l’arme pour le combat qui, plus tard dans l’ouvrage, sera fatal à Siegmund.
Il est donc logique et particulièrement efficace que la production opte pour le monumental, le mystérieux et le surnaturel : le tronc du frêne scintille comme un minéral précieux et magique.
Acte I
Siegmund et Sieglinde vont donc s’aimer, ce qui les rendra il faut le dire, plus humain, car leur aspect visuel - les costumes, le maquillage - les apparente intentionnellement pour l’heure davantage à l'homme des cavernes qu’au couple romantique iconique.
On regrettera d’ailleurs visuellement ces costumes, qui relèvent plus de ceux de L’Âge du feu que de quoi que ce soit d’autre.
De même le jeu scénique se révèle-t-il quelque peu caricatural : on y voit Hunding tirer sa femme, corde au cou, qui demeure encore au stade animal et ne connaît pas encore la station debout.
L’amour, quelques instants après, l’amènera - joli symbole, certes ! - à se tenir debout et l’humanisera dans les bras de son frère, Siegmund.
Côté voix c’est un régal, et le trio de l'Acte I en est le principal atout : Salminen, après son inoubliable et déjà légendaire prestation dans L’Or du Rhin, campe ici un Hunding brutal, massif et belliqueux idéal.
La voix est plus pleine que jamais, la diction exemplaire et la musicalité rugueuse souveraine.
Songeons un moment qu’il chantait déjà le rôle en 1976 à Bayreuth pour la production Boulez/Chéreau !
Peter Seiffert est un Siegmund idéal, qui a conquis déjà bien des scènes et qui nous conquiert ici en même temps qu’il captive Sieglinde.
Petra Maria Schnitzer - sa femme à la ville - possède de magnifiques aigus. Sa Sieglinde est un ravissement à l’infime réserve près que sa voix est probablement encore trop "légère" pour la partie basse du registre du rôle.
Mais reconnaissons que, musicalement, ce trio est idéal.
Mehta, l’orage introductif passé, surprend par sa sagesse, par sa retenue, soucieux sans doute de ne pas confronter les chanteurs à la surenchère de volume qu’engendre la passion grandissante au fil des scènes.
Son premier acte est plus poétique qu’enflammé, plus mesuré qu’exalté.
Ce parti pris est cohérent et n’a pas de mal à nous convaincre tant il nous permet d’entendre mille détails merveilleux de l’orchestration superlative de la partition.
Acte II
Avec le second Acte, le metteur en scène renoue en toute logique avec l’image du monde des dieux dévoilée dans L’Or du Rhin.
Perchés haut sur leurs machines infernales, ceux-ci ne touchent pratiquement pas terre et flottent en quelque sorte dans le cosmos dont les fantastiques images animées derrière eux nous régalent.
Brünnhilde, pourtant "simple" demi-déesse, se présente également dans la même posture.
Mais cette apparition, totalement irréelle et invraisemblable, est une idée fort originale, une vision cinématographique que la scène ne permet habituellement pas d’offrir.
Une nouvelle fois, la caméra nous propose son regard différent de celui d'un spectateur dans la salle.
On retrouve le Wotan de magnifique stature du finlandais Juha Uusitalo, timbré, chantant et percutant à la fois.
Le chant d’Anna Larsson (Fricka) nous ravit.
Paradoxalement, son humanité chaleureuse nous touche alors que son rôle n’en possède guère : sa sécheresse sur le plan dramatique, sa longue opposition à Wotan (scène 1, "Der alte Sturm") en a rebuté plus d’une.
Il faut ajouter que la contralto est ici soutenue par une direction musicale d’une immense poésie et que l’orchestre s'exprime à son meilleur.
Le rythme de l’Acte est certes suspendu à deux reprises, mais par le Wagner dramaturge, cette fois, alors que Wotan s’impose à sa fille Brunhilde une première fois, puis lors de la fameuse annonce de mort (Acte II, scène 4 - "Wer bist du ?") que celle-ci doit adresser à Siegmund.
Mais la progression n’en est pas moins véritablement efficace et vivante dans la présente production.
Les stupéfiantes images d’éclipse solaire autant que le gigantesque et effrayant pendule sont autant d’allégories fortes qui affirment et soutiennent la nature des enjeux en question.
La Brunhilde de Jennifer Wilson, dont l’allemand n’est toutefois pas idéal (des "T" et "D" à l’anglo-saxonne), rayonne cependant musicalement et s’impose dans sa force narrative.
On regrettera, comme précédemment, la facture des costumes, succession de couches harnachées, complexes et improbables, pour les deux sexes, à laquelle l’œil de la caméra et sa proximité inévitable, ne réservent pas le meilleur sort.
Mais là encore, il ne nous est pas possible de dire ce que cela donne vraiment vu de la salle, de haut et de loin ?
Pour l’heure nous devrons nous contenter de critères visuels qui n’appartiennent pas aux humains ni au réel, et qui échappent donc à notre raisonnement.
Ce faisant, ces costumes sont, comme les personnages, les maquillages et les coiffures - improbables dreadlocks de Siegmund ; masque d’Hannibal Lecter de Brunhilde -, des visions d’un autre monde, cohérent avec celui de l’Anneau du Nibelung.
Nous devrons l’admettre ainsi…
Acte III
Aucun protagoniste ne déméritera pour le l'Acte III, et Mehta affichera à nouveau et fort opportunément une retenue efficace tant dramatiquement que musicalement, pour la célèbre Chevauchée des Walkyries, éliminant d’emblée toute caricature de cette page.
Jamais le sextuor vocal des amazones n’aura finalement été aussi proche, dans un tout autre univers esthétique certes, de celui de la géniale Scène des filles-fleurs du second Acte de Parsifal !
C’est en tout cas ce que l'on perçoit au moment où les guerrières se présentent à nous et vitupèrent leur impétueux appel "Hojotoho" !
Même réserve pour les costumes, notamment féminins : ces poitrines felliniennes d’hyper-femmes ont quelque chose de monstrueux.
Mais les Walkyries aussi, alors…
La scène finale du rocher embrasé, comme celle du frêne à la clôture de l’Acte I, est une pure merveille musicale et visuelle dont nous ne dévoilerons pas ici davantage le mystère.
Nous voici totalement convaincus par cette Walkyrie incomparable, d’une grande richesse musicale et visuelle.
C'est une véritable révélation, à des années lumières - et c’est le cas de le dire ! - de ce que l'on peut songer pouvoir succéder aux images d’anthologie du Bayreuth du centenaire, couronné par le mémorable tandem Boulez/Chéreau.
Preuve que la magie d’un ouvrage aussi riche ne faiblit pas, et que nous parvenons encore à être surpris par l’inventivité de créateurs inspirés qui s'y investissent.
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Pour lire le test de Siegfried,
troisième volet du Ring,
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Gilles Delatronchette