Né en 1970 à Moscou et repéré par Gérard Mortier, Dmitri Tcherniakov est une sorte d’enfant terrible du théâtre. Capable du meilleur comme du pire, d’un bel Eugène Onéguine à Paris comme d'un Don Giovanni plus discuté à Aix, il est connu pour ses approches plus conceptuelles que vraiment esthétiques. Devant une œuvre aussi "cadrée" que Dialogues des Carmélites, avec ses fortes références historiques a priori incontournables, on se demandait bien ce qu’il allait pouvoir nous trouver…
Force est de constater que le public est ici toujours autant secoué dans ses habitudes, tant la communauté mise en scène dans sa production n’a de "Carmélites" que le titre de l’ouvrage. Dépouillé de ses oripeaux historiques et religieux, l’opéra de Poulenc se voit réimplanté dans l’URSS des années 60, tandis que ses religieuses deviennent une communauté en marge du système. Le couvent est ainsi transformé en une pauvre cabane dont l’isolement tant géographique que sociologique voire idéologique, est souligné par le dénuement total du reste de la scène. Les couleurs nous parlent aussi : chaudes pour la cabane, froides pour son environnement.
Avouons-le tout de suite, ce parti pris est loin de fonctionner et cette véritable sur-interprétation est en réel décalage avec le livret. Plus encore, certains excès de mise en scène, gesticulations et costumes, se posent en contradiction avec la mise en musique de l’ensemble. De plus, les règles élémentaires de lisibilité de tout spectacle se voient ici joyeusement bafouées. Les spectateurs installés dans la salle du Bayerische Staatsoper ont dû peiner pour suivre ce qui se passe dans cette microscopique cabane perdue dans un coin de scène, dont seules quelques ouvertures laissent deviner l'action. Par chance, la captation vidéo nous permet de nous infiltrer quelque peu…
Ceci étant, cette approche n’est pour autant pas dénuée de pertinence et en dit long sur nos structures sociales. Sorte d’antiphrase scénique, les vides sont des pleins et inversement pour mieux mettre en cause les apparences trompeuses de notre monde et une forme de brutalité étatisée qui rejette la différence. De même la surinterprétation de Tcherniakov n’est pas nécessairement une erreur de lecture mais bien un relent d’une forme d’herméneutique à l’américaine qui aurait tendance à privilégier la figure d’un lecteur tout puissant au détriment du dialogue plus classique s’instaurant naturellement entre l’œuvre et son interprète. Dérive délibérée ou travers contemporain ? On ne le saura peut-être jamais, mais une chose est certaine : Tcherniakov interroge jusque dans ses errances et assume jusqu’au bout son impossibilité de convaincre.
Côté musique, l’on n'est pas totalement convaincu non plus.
La figure de l’orchestre - et plus encore celle du chef - domine largement l’ensemble et lui donne sa cohérence avec une élégance et une retenue dignes d’éloges. Le Bayerisches Staatsorchester est magnifique. Tandis que l’onctuosité des cordes allemandes est tempérée par la maîtrise impressionnante du chef qui donne chair à la musique de Poulenc au millimètre à travers une poétique et un équilibre absolument parfaits, les bois se fondent dans cet ensemble avec une délicatesse telle qu’un souffle pourrait réduire à néant cet édifice si méticuleusement construit. De fait, il tient miraculeusement debout.
En revanche, le plateau de chanteurs est plus inégal, à commencer par la Blanche de Susan Gritton d’une finesse discutable, voire approximative par moments. Mais peut-être la scénographie demandait-elle aux chanteurs des efforts particuliers, ou engendrait-elle des problèmes d’acoustique ?
À l’inverse, le choix de Sylvie Brunet, que l’on avait déjà remarquée dans le rôle de Taven dans le Mireille à l'Opéra de Paris, lui va comme un gant, tant ce nouveau personnage iconoclaste et tourmenté lui correspond. L’émotion est à fleur de peau dans un parler-chanter parfaitement articulé et bouleversant à la fois. Une performance.
Plus homogènes quant à eux, les rôles masculins dominent curieusement l’ensemble de la distribution, que ce soit à travers la stature d’Alain Vernhes ou la verdeur enflammée de Bernard Richter.
Mais ces menues réserves sont bien vite nuancées par le sentiment que chaque chanteur est à sa place, investi dans ce projet, prêt à le porter à bras-le-corps malgré ses limites, galvanisé par cet orchestre sublime.
Cette production des Dialogues des Carmélites est à découvrir sans faute, comme une référence, mais justement comme la mouche du coche, l’empêcheuse de tourner en rond. Bref, comme un spectacle d’aujourd’hui, un spectacle vivant que l’on ne subit pas mais auquel on participe dans ce qu’il nous parle, nous secoue et nous fait avancer.
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Jean-Claude Lanot