Invité du Festival International de Piano en octobre 2005 dans la capitale économique de la Chine, le pianiste franco-chypriote Cyprien Katsaris présente un talent hors du commun dans un programme à la fois long et original.
En effet, l'inventivité s'invite sur scène.Liszt pour commencer, et pas n'importe lequel : celui de l'homme à soutane, jetant à la fin de son existence un regard singulier sur sa production antérieure, parfois d'une virtuosité trop superficielle cédant à la mode des salons.
Désormais, le discours se fera austère, fécondé par une religiosité intérieure, où plane l'ombre de la mort. L'homme nouveau créera un langage neuf, riche d'anticipations modernistes, avare d'effets et de notes.
Cyprien Katsaris joue ces pièces courtes, oppressantes et lourdes de prémonitions – Prélude funèbre et Marche, Nuages Gris, Héroïde Élégiaque, Czardas obstinée, Sur la tombe de Richard Wagner – en créant un climat unique où les silences ont autant de poids qu'en ont les batteries de triples croches assourdissantes sonnant comme des roulements de tambours.
Aux fortissimi fracassants de la première pièce succèdent les notes diaphanes venues du néant pour y retourner dans Nuages Gris.La première surprise de poids venant éclairer cette poignante noirceur vient de la plus remarquable des pièces tirées du recueil des Harmonies poétiques et religieuses : Bénédiction de Dieu dans la solitude.
Immense partition par sa longueur et son esprit, la Bénédiction se transforme en poème symphonique pour piano seul : Cyprien Katsaris devient chef d'orchestre, le geste se fait ample, les mains battent la mesure, la gauche chante les notes intermédiaires que l'on n'entend jamais. Tour à tour elles quittent volontiers le clavier pour accompagner le son dans l'espace qui les entoure, le faire vibrer autour de lui. Le climax est joué debout, arrachant au ventre du Yamaha de concert des tutti d'orchestre. Les accélérations fulgurantes ne laissent pas prévoir les moments d'apaisement et d'éternité où l'élégiaque naïveté est totalement hors de propos.
La version entendue, qui dure à peine 14', est une des plus courtes enregistrées.Le retour sur terre s'opère avec les sons de cloches de la courte pièce Sur la tombe de Richard Wagner, et le piano-orchestre s'exprime pleinement dans la transcription lisztienne de la Mort d'Isolde wagnérienne, opportunité idéale pour Katsaris de faire vibrer le piano comme un immense ensemble de cordes. La complexité contrapuntique du texte est éclairée de l'intérieur, le pianiste recherche les sonorités orchestrales et illumine dans un souffle puissant et sensible un des sommets du romantisme.
Opportunément, Cyprien Katsaris communie ensuite avec le cœur de son public en interprétant un morceau traditionnel chinois arrangé.
Son titre très poétique, "Les nuages d'argent chassent la lune", et l'accueil réservé ne laissent aucun doute sur un public conquis depuis les premières minutes, et qui se manifeste par des cris de joie.
La robustesse de la transcription wagnérienne de l'Ouverture de La Reine de Chypre de Halévy est vite contrebalancée par les suaves Schubert : la seconde musique de ballet tirée de Rosamonde et dans 3 lieders très connus : la Sérénade, Der Müller und der Bach et l'Ave Maria, toujours dans les transcriptions de Liszt qui nous font vite oublier l'aura maniérée qui les entoure habituellement.
Cette prestation titanesque n'aurait pas été complète sans une pièce représentative du cousin du piano, l'orgue.
Sa version de la célébrissime Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 dans son propre arrangement permet à Katsaris de retrouver les sonorités, la rondeur et la puissance sans limite de l'orgue.En dernière partie, un Nocturne de Chopin est à ranger aux côtés des plus grands.
Puis, une surprise nous attend avec le Banjo de Gottschalk.
Après avoir entendu le piano-cloches, le piano-percussions et le piano-orgue, voici que s'avance le piano-guitare.
L'arrangement par le pianiste de cette pièce sous-titrée "Fantaisie grotesque" fait basculer l'univers jusque-là très sérieux du récital dans le délicat monde de l'humour en musique.
Le public ne s'y trompe pas, car, en plein milieu d'une véritable furie virtuose déconcertante et de déplacements vertigineux sidérants, le pianiste le fait rire avec un plaisir non dissimulé.
L'Adios sud-américain de Carrasco ne sera pas le dernier : le clavier sera refermé après un apaisant et atemporel Prélude du Petit livre de Wilhelm Friedemann Bach.
Cyprien Katsaris fait partie du cercle très fermé des virtuoses qui laissent au bord de la route les simples broyeurs d'ivoire.
Il ose travailler le texte musical en le recréant sous nos yeux pour nos oreilles ébahies.
Avec lui, virtuosité et poésie demeurent définitivement inséparables.
Nicolas Mesnier-Nature