Depuis plus de 15 ans, la consécration de Janáček s’est définitivement établie entre le public français et le génial auteur de La Petite renarde rusée. On se souvient encore des débuts laborieux de Jenufa lors de sa première représentation sur une scène française, au Palais Garnier en 1981 ! En dépit, d’ailleurs, de la présence illustre et experte du merveilleux chef australien Charles Mackerras, immense spécialiste de la musique tchèque et de Janáček précisément, dont on regrette maintenant la disparition. On se souvient aussi, à peu près à la même époque, des propos assassins d’un fameux critique du Figaro sur la Sinfonietta donnée par l’Orchestre de Paris, à laquelle il n’avait visiblement rien compris et, qu’au demeurant, il ne devait pas connaître.Seules quelques scènes ambitieuses, courageuses, innovantes et visionnaires osaient alors se pencher sur De la Maison des morts ou sur Káta Kabanová, reconnus maintenant dans l'Hexagone comme autant d’ouvrages majeurs de l’art lyrique au XXe siècle.
Un orchestre somptueux
Pour la présente production, il y a lieu de saluer tout d’abord l’orchestre. En effet, les ouvrages lyriques de Janáček sont tout d’abord d’immenses hymnes orchestraux traités pour ainsi dire dramatiquement. C’est en tout cas ce qui ressort le plus des opéras qui succèdent à Jenufa, descendant lui-même davantage de l’opéra romantique wagnérien. Nonobstant, ce dernier est considéré comme son plus grand chef-d’œuvre. Pourtant, s'il ne démérite certes pas, à l’écoute des autres cette considération s’avère contestable… La Petite renarde rusée s'inscrit dans cet axe de composition et la splendide "symphonie" perpétuelle que l’orchestre nous offre contient aussi le lyrisme le plus puissant. L’Orchestre de l’Opéra de Paris se montre ici - comme souvent depuis des années - à son meilleur, comme le chef qui accompagne le rythme de l’action sans sacrifier à la seule jouissance de la merveilleuse orchestration. Un régal constant, une palette de couleurs rêvée, une vivacité acerbe et parfois provocante : rien n’échappe au merveilleux duo que forment le chef et son orchestre. La direction de Dennis Russell-Davies fait merveille et ne sous-expose aucun chant de la fosse, y compris lorsque le rythme effréné de l’action mise en scène et des récitatifs pourrait bien le masquer. On entend combien chaque musicien, autant que leur chef, a parfaitement compris le style singulier de Janáček, avec ses répétitions ostentatoires, ses audaces rythmiques parfois obsédantes et son lyrisme pudique et simple, aussi beau que profondément émouvant.
Aussi, rien des timbres acerbes (les bois - aigus ou graves -, les harpes, le célesta, la percussion colorée et puissante) n’est dissimulé. Au contraire, chacun a compris combien il ressort d’originalité et d’efficacité dramatique de cette palette instrumentale.
Une mise en scène en totale osmose
L'harmonie est partagée par André Engel, qui signe ici une mise en scène réalisée d’après son travail antérieur effectué à l’Opéra de Lyon, puis au Théâtre des Champs Élysées à Paris. Il y règne le même état d’esprit de fidélité au texte et à la narration de la magnifique histoire d’amour faite de nature et d’éternité. L’ajout pour le DVD d’images cinématographiques de tournesols, de nuages et lumières d’automne dans les branchages constitue autant d’idées géniales qui fixent le film dans l’élément original de l’opéra et en renforcent la dimension panthéiste. Le langage scénique d’Engel est provoquant, drôle voire impayable et on rit parfois à gorge déployée, ce qui est fort rare à l’opéra ! Tout y fonctionne à merveille : le jeu admirable des artistes (la Renarde, le Renard, les poules, les fourmis, les humains), la surprenante et belle "stylisation" du cheptel, les remarquables costumes et maquillages animaliers, ou encore le décor constitué d'un beau champ de tournesols au-devant duquel trônent la voie ferrée et la maison du garde forestier.
Une distribution de premier ordre
Vocalement, c’est une totale réussite que nous offre la distribution.
À sa tête, la Renarde d’Elena Tsallagova. Par son chant autant que par sa présence et son jeu scénique tous deux exceptionnels, elle a remporté un vrai triomphe personnel lors des représentations. Son superbe partenaire le Renard, chanté par Hannah Esther Minutillo, n’est pas en reste. Son très beau chant, distingué et châtié, est à l’image de son abattage scénique, remarquable d’authenticité et marqué d'une pudique expression amoureuse du mâle pour la femelle… Quelles jolies scènes de la Renarde et du Renard, à la fin de l’Acte II !
Les humains sont superbes aussi, et ne manquent pas de nous faire redescendre, quand il y a lieu, vers le monde plus prosaïque des hommes et de leurs limites, ici légitimes. Le Forestier de Jukka Rasilainen se montre totalement efficace, et ses moyens vocaux autant que la couleur générale de son timbre sont en parfaite adéquation avec la rusticité du personnage. Il en est de même pour sa femme, jouée et chantée par Michèle Lagrange, qu’on retrouve aussi en hibou.
La fin de l’ouvrage est comme il se doit, bouleversante d’émotion. L’idée de la situer au plus près de l’issue d’un hiver enneigé marie admirablement le caractère universel du contexte. On y perçoit l’éternel recommencement, celui d’une belle saison qui succède à la saison froide, comme la naissance succède à la mort.
Cette captation d’opéra s'avère indispensable à plus d'un titre : chef-d’œuvre de son auteur, superbe et mémorable production, musicalement et scéniquement exemplaire de la première à la dernière note.
Gilles Delatronchette