Judicieusement programmés en première partie de concert, les Rückert-lieder de Mahler nous donnent, pourrait-on dire, un aperçu de la manière dont va être interprété le lied final qui compose le dernier mouvement de la Symphonie No. 4.L'orchestre de solistes du Festival de Lucerne est évidemment idéal de par la qualité renouvelée de ses intervenants issus des grandes formations internationales et solistes à part entière.
Magdalena Kožená suit Claudio Abbado sur le terrain de la légèreté sans jouer le rôle de la grande cantatrice, ce qui aurait nui à l'unité d'ensemble. On retrouvera avec joie cette qualité plus tard. Voix étonnamment légère pour une mezzo, elle donnera peut-être l'impression d'avoir du mal à trouver sa place dans l'univers musical mahlérien, mais Claudio Abbado se garde bien de placer son orchestre en avant. Il faudra pourtant attendre le dernier lied, le sublimement expressif "I ch bin der Welt abhanden gekommen", pour trouver enfin une émotion réelle. Mais ne la doit-on pas avant tout à la poésie sonore du peintre de l'orchestre qu'est Abbado ? Comment oublier le magnifique solo du cor anglais, installé d'emblée dans une dilatation temporelle qui lui permet de faire entendre toute l'expressivité possible ? Ces onze minutes de pur bonheur sont une véritable apnée contemplative d'où il est difficile d'émerger.
La Symphonie No. 4 se démarque de toutes les autres par l'atmosphère de légèreté parfois ambiguë qui s'en dégage. Très évocatrice d'une certaine insouciance, éloignée des grandes tragédies et des évocations directes de la nature, le chef qui la dirige se trouve devant un dilemme : avancer dans le sens d'un "chambrisme symphonique" et d'un allégement de la structure mâtiné parfois d'ironie mordante ou d'inquiétude sous-jacente, ou bien progresser sur la lancée d'une grande symphonie avec tout l'appareil instrumental et le poids qui va de pair. L'option choisie par Claudio Abbado va davantage dans le premier axe, uniforme sur l'ensemble des quatre mouvements qui composent l'œuvre.Dès le premier mouvement, on retrouve toutes les insignes qualités qui font la renommée actuelle du chef et qui sont le fruit de nombreuses années passées à méditer cette musique : goût de la couleur instrumentale, soin apporté aux moindres parties, équilibre des pupitres, qualité des transitions. L'orchestre du Festival de Lucerne lui permet de construire des édifices sonores à la fois très didactiques qui nous font tendre l'oreille aux différentes voix et parfaitement vivants sans pour autant nous donner une impression de morcellement.
Le second mouvement confirme une impression ressentie depuis le début de la symphonie : le premier violon s'y distingue en jouant sur un instrument accordé un ton plus haut, ce qui le transforme en "crincrin" symbolisant la Mort devenue meneuse de bal. Or, le climat général dominé par le jeu du soliste qu'on espère a priori grinçant et sardonique reflète peu l'idée d'une sarabande démoniaque. Claudio Abbado force presque le texte dans le sens d'un certain polissage dénué d'ironie. Ce qui pourrait être glacial et grotesque perd alors de son ambiguïté. L'approche se défend mais surprend.
Avec plus de 21 minutes, le superbe Adagio s'épanouit. Tout y chante merveilleusement, et toujours avec une intention d'éclaircissement, Claudio Abbado évite toute dramatisation excessive lors des climax. Il prépare ainsi astucieusement le terrain pour le lied final, lui aussi inscrit dans la durée : plus de 11' alors que la dernière version CD de Bernstein* n'atteignait que 8'40 ! Pierre de touche de toutes les versions, il est malheureusement très souvent fatal aux plus grands, toujours en raison du chanteur, soit carrément défaillant ou alors mal choisi. Ici, Magdalena Kožená, judicieusement vêtue de blanc, chante la sérénité, le bien-être un peu naïf des joies paradisiaques. Sans jouer la grande cantatrice, elle semble en phase complète avec le chef. La voix est légère, sans effet et sans affect. En cela, il constitue une sorte d'aboutissement logique et sans équivoque.
* 1987, chez Deutsche Grammophon.
Dans cette symphonie pas comme les autres, la caméra multiplie les gros plans sur le chef, détendu et souriant, dirigeant sans baguette. Son attitude est révélatrice de sa conception qui nous convie à porter un regard différent sur le compositeur tourmenté, devenu tout d'un coup plus détendu que dans de nombreuses autres pièces.
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Nicolas Mesnier-Nature