"Beauté, génie, amour furent son nom de femme,
Écrit dans son regard, dans son cœur, dans sa voix".
Tels sont les mots, dus à Lamartine, que l’on peut lire sur la tombe de Maria Malibran au cimetière de Laeken à Bruxelles. Il est vrai que la cantatrice, née il y a un peu plus de 200 ans et qui s’est donnée à son public jusqu’à l’épuisement - elle continuait à chanter malgré une grave chute de cheval qui lui sera fatale - a marqué l’histoire du chant par son talent multifacette : elle chantait, jouait de la harpe, du piano, et peignait aussi. Quant à sa personnalité, elle exprimait une véritable liberté par rapport à la partition.Cecilia Bartoli n’avait pas besoin d’associer son nom à celui de la Malibran pour incarner une légende. Mais, non contente d’être l’une des chanteuses majeures de notre temps, elle se double d’une curiosité artistique et intellectuelle qui la rend encore plus intéressante voire, s’il était besoin, attachante. Adoubée par des maîtres "classiques" comme Karajan, elle s’intéresse dans le même temps, dès la fin des années 1980, à l’interprétation historique aux côtés de Nikolaus Harnoncourt (Les Noces de Figaro à Zurich) et de l’ensemble baroque italien Il Giardino Armonico (Vivaldi). D’où la nature particulièrement passionnante de cet hommage d’une saison complète à la Malibran lors de laquelle "la Bartoli" s’est non seulement attachée à interpréter le répertoire de la mythique diva, mais également à entreprendre de véritables recherches à son propos, tant sur sa personnalité que son interprétation, avec une approche à la fois historique et respectueuse, mais également totalement vivante et actuelle, d’où son originalité et son formidable intérêt.
Pour preuve, ce Clari, écrit en 1828 par le compositeur de La Juive, et qui aurait très bien pu rester dans les cartons tant son niveau d’écriture livresque et musical n’a rien qui puisse déplacer les foules : une approche napolitaine classique, un style rossinien gentillet et l’histoire improbable d’un mariage entre une paysanne et un duc. Or, tout le génie de cette production est d’avoir su nous "vendre" comme jamais cet opéra tant au premier qu’au second degré.
Au premier degré, Clari excite notre curiosité par sa re-découverte d’une œuvre méconnue et surtout son travail totalement convaincant sur le bel canto. Depuis maintenant quelque temps, Cecilia Bartoli travaille avec l’ensemble La Scintilla jouant sur instruments d’époque, et son interprétation historique, son sens du phrasé et des couleurs - qui font merveille ici - ont permis à la chanteuse de repenser son ornementation, son "bel canto" au sens propre. Cela a pour conséquence une performance qui est tout sauf démonstrative, fluide, volubile, et surtout d’une fraîcheur incomparable. La technique totalement aboutie de la chanteuse est ici mise au service de la musique, ce qui lui permet à la fois de nous enchanter, mais également de s’intégrer parfaitement dans la troupe de cette production. Certes, on ne manque pas de la remarquer, mais dans le même temps, un véritable dialogue s’installe avec ses partenaires vocaux sans que jamais elle ne prenne de force la vedette.
De fait, le Duc de John Osborn n’en devient que plus convaincant. Drôle, brillant, non seulement sa technique est irréprochable, mais il détient le pouvoir physique et musical d’habiter le rôle, de prendre ses marques et de donner une interprétation tout sauf superficielle d’un personnage qui semblait plutôt léger sur le papier.
Si l’ensemble du plateau est vraiment digne d’éloges, on se souviendra également des parents de Clari, interprétés par Carlos Chausson et Stefania Kaluza qui, au-delà de l’outrance de leur rôle, ont su également apporter une densité vraiment touchante à ces parents caricaturaux.
Maintenant, en ce qui concerne le second degré, on avouera qu’il est difficile de résister à la mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier qui ont bien compris que, pour faire passer ce livret improbable, il fallait le transposer dans une réalité comparable, mais proche de nous sur le plan historique. D’où le choix du roman-photo, dont le kitsch et la naïveté qui correspondent finalement bien à l’esprit de cette histoire, font agréablement passer la pilule et donnent finalement à cette bluette un relief et une poésie étonnants. D’autant que leur mise en scène ne se borne pas à singer une esthétique, mais est truffée de références, d’idées visuelles et scéniques (les photos du passé de Clari lors de son arrivée chez le Duc) aussi pertinentes que drôles. Beaucoup d’esprit, donc, qui se retrouve dans le livret accompagnant le DVD, qui nous gratifie de l’histoire complète sous forme d’un vrai roman-photo sur papier glacé.
On ressort de cette production à la fois charmé et enchanté car les créateurs de ce spectacle ont su s’approprier avec une rare intelligence une œuvre de second rang pour en faire une production aussi subtile que charmante. De la belle ouvrage !
Jérémie Noyer