Le catalogue vidéo comprend de nombreuses versions de Carmen, à commencer, pour rester français, par la récente production de l'Opéra Comique avec Anna Caterina Antonacci et Andrew Richards parue chez FRA Musica. Pour son premier DVD commercialisé, l'Opéra de Lille a retenu une mise en scène de Jean-François Sivadier, récemment remarqué pour sa Traviata avec Natalie Dessay à Aix-en-Provence. La mezzo-soprano Stéphanie d'Oustrac, admirable Armide sous la direction de William Christie, propose une Carmen originale au côté d'un casting majoritairement francophone dans lequel les rôles de Don José et Micaëla sont toutefois confiés au ténor canadien Gordon Gietz et à la soprano ukrainienne Olga Pasichnyk.
Dès l'Ouverture de l'opéra, l'animation s'empare du plateau. Adultes et enfants occupent l'espace avec musicalité. Mais, à ce stade, on peut d'ores et déjà amèrement regretter les mouvements chorégraphiés des enfants qui descendent du fond de scène vers l'avant. Leur marche est certes musicale, mais un plan moyen nous montre la concentration dont elle est issue et nous oriente très vite sur un spectacle amateur de fin d'année. Cette gestion maladroite de la figuration enfantine se retrouvera à plusieurs reprises.
Bien heureusement, dès que le thème du destin se fait entendre, les regards expressifs des choristes focalisent l'attention avec une densité que partagent certains visages d'enfants. La succession de plans sur ces expressions rachète très vite l'impression fort mitigée qui précède.Régis Mengus incarne un Moralès à la présence physique efficace et sa diction parfaite compense un timbre un peu léger tandis que les chœurs masculins qui l'entourent imposent un chant savamment dosé où, là encore, la perfection du français contraste avec nombre de productions étrangères plus cossues qui pêchent par une articulation pâteuse de notre langue.
Olga Pasichnyk, en revanche, se montre moins à l'aise avec la prononciation et l'activation des sous-titres sera nécessaire pour beaucoup. Mais sa Micaëla est dotée d'un timbre agréable assez clair à l'exception d'aigus quelque peu voilés, voire parfois peu en place. Face à Don José, au fur et à mesure que la ligne de chant s'affine, il semblerait que l'attention portée à la voix soit fatale à l'articulation.
La vivacité du personnage marque une bonne opposition avec la lourdeur du comportement des officiers. Cependant pas de mièvrerie ici puisque Micaëla sort son couteau pour contrer le machisme ambiant. Plus tard, elle jettera au sol la liasse d'argent qu'elle apporte à Don José de la part de sa mère. Dans l'Acte III, "Je dis que rien ne m'épouvante" montre un chant bien maîtrisé mais malheureusement contrariée par cette même orientation du personnage vers une jeune femme bien peu réservée qui pourrait en remontrer à Carmen.
La direction d'orchestre de Jean-Claude Casadessus, en particulier dans les passages non chantés, assez nombreux dans l'Acte I, imprime un tempo plutôt retenu si on le compare à celui de Yannick Nézet-Seguin adopté pour la Carmen du Metropolitan Opera (DVD Deutsche Grammophon). Le détail de l'orchestration est mis en valeur sans appuyer le trait mais on pourra trouver la retenue trop grande par rapport à l'action développée sur le plateau. De même, lorsque la partition annonce très tôt le macabre destin de la cigarière, la fosse émet des sonorités manquant de corps, ce qui nuit à la dramatisation. Mais reconnaissons que la prise de son avantage peu l'orchestre par rapport à la scène. Cependant, l'Intermezzo qui précède l'Acte III sera superbement interprété par l'Orchestre National de Lille, avec délicatesse et fluidité.
Le Chœur de l'Opéra de Lille, quant à lui, se montre remarquable de bout en bout, que ce soit dans ses interventions principales ("Au secours" à la mise en place remarquable) ou lorsqu'il soutient les voix solistes. Son dynamisme et sa musicalité exploseront au début du dernier Acte.
Les jeunes voix du Chœur maîtrisien du Conservatoire de Wasquehal donnent un convaincant "Avec la garde montante" sur le plan vocal mais à l'aspect trop scolaire. Au début de l'Acte IV, les enfants ne trouveront pas plus cette indispensable spontanéité face à l'aisance de Carmen et de ses amies.Les premières interventions parlées de Don José sont peu en place. L'accent de Gordon Gietz est à peu près correct mais le ton sonne terriblement faux. D'autant que les cigarières apportent un contraste de naturel absolu dans l'air de "la fumée".
"Parle-moi de ma mère" confirmera des aigus problématiques pour la Micaëla d'Olga Pasichnyk mais aussi une justesse approximative dans les premières interventions chantées de Gordon Gietz. Mais sa voix évolue également et trouve de fort beaux accents dans le duo, malgré un son "dans le masque", un vibrato un peu large et des notes attaquées trop bas. Lors de brefs passages, le ténor devance légèrement l'orchestre, un peu lent il est vrai. En revanche le personnage de Don José se montre touchant.
Toutefois, globalement, la prestation de Gordon Gietz reste très approximative. Dans "La fleur que tu m'avais jetée", le lié répond aux abonnés absents. Pourtant, la dernière phrase montante de l'air laisse entendre un chant d'une retenue exemplaire dans lequel les notes s'enchaînent avec un legato extraordinaire, nous entraînant dans un abyme de sensibilité. Le ténor naviguera souvent entre l'approximation et la maîtrise. Ses débuts de phrases, dans le dernier duo qui le place face à Carmen, feront craindre le pire avant que la projection dans le registre médium ajuste la hauteur du son. Ceci dit, le jeu théâtral s'accorde à celui de Carmen, le plus souvent pour le meilleur.
S'impose alors la présence de Stéphanie de Stéphanie d'Oustrac au travers d'une Carmen exempte de toute sophistication inutile. Le personnage capte l'attention dès son son entrée superbement éclairée de façon à faire ressortir sa chevelure. Le regard captive, joue avec tout ce qui l'entoure et manifeste une vraie intelligence de la scène. "L'amour est enfant de bohème" montre un art de la couleur et des nuances au service d'un timbre riche et d'une ligne de chant d'une justesse constante sans notes poitrinées à outrance. Ne seraient-ce ces "r" trop roulés - il est vrai, c'est un choix -, on serait totalement conquis par cette très belle voix.
La Carmen de Stéphanie d'Oustrac se montre assez enfantine, bien loin de celle d'Elina Garanća dans la mise en scène de Richard Eyre au Met. Mais cette approche renouvelle le personnage avec intelligence, d'autant que ce côté enfantin va évoluer au fil du livret. Le talent évident de comédienne de la chanteuse s'ajoute alors à une photogénie incroyable au sein de laquelle l'intensité du regard joue un rôle primordial. En outre, le visage de Stéphanie d'Oustrac capte la lumière de façon quasi magique et sa Carmen peut dès lors prétendre à une harmonie musicale et visuelle de premier ordre. Son habileté à se mouvoir (les pas marqués au sol dans "Près des remparts de Séville", par exemple) complète une caractérisation très aboutie.
Jean-Luc Ballestra campe un Escamillo très séduisant. Le timbre est beau mais peut-être pas aussi vaillant qu'attendu pour ce personnage. À l'Acte III, lorsqu'il réapparaît parmi les caisses amoncelées servant de décor, sa présence infuse une forme de crédibilité à la scène et sa parfaite diction n'y est pas pour rien. Mais le baryton, peut-être en méforme lors de la captation, semble s'essouffler assez rapidement et l'on remarquera de petites variations de justesse au bout d'un certain temps de présence.
Parmi les réussites musicales de cette production se doit de figurer le quintet vocal "Nous avons une affaire", en tout point parfait. Les voix de Raphaël Brémard (le Remendado), Loïc Félix (le Dancaïre), Eduarda Melo (Frasquita) Sarah Jouffroy (Mercédès) et Stéphanie d'Oustrac s'accordent de façon remarquable et se répondent avec une justesse et une précision absolues. Rarement la langue française aura aussi bien servi le travail d'orfèvre de Bizet.
Par ailleurs, les voix d'Eduarda Melo et Sarah Jouffroy se marient fort bien. Leur "Mêlons !, Coupons !" avant l'Air des cartes sera remarquable.
Les décors de cette production de Carmen sont assez minimalistes et peu imposants. Parfois même, on frise le manque de moyens avec un rideau jaune moutarde tiré entre les Actes III et IV, lequel montre des coutures de raccord bien laides. De fait, c'est au niveau de la mise en scène des acteurs que le travail est le plus convaincant. À l'exception de choix parfois contestables - le traitement de Micaëla -, il faut reconnaître la qualité de jeu obtenue par Jean-François Sivadier. Un jeu naturel et profond dont la sincérité se monte le plus souvent convaincante. On notera de bonnes idées, comme l'entrée de Micaëla par le proscenium pendant l'Intermezzo qui précède l'Acte III. Puis on verra Escamillo se vêtir en avant-scène avant la corrida.
Pourtant, on regrette parfois une baisse de tension dans la présence des protagonistes. Ainsi, à la toute fin de l'opéra, lorsque Carmen et Don José se retrouvent, l'interaction entre les deux personnages se montre trop statique avant que la violence ne se manifeste enfin avec naturel jusqu'à la mort. Carmen meurt… étouffée par Don José !
Sous les applaudissements du public, les premiers saluts ne seront pas éclairés et se dérouleront donc dans la quasi-obscurité, confirmant notre impression d'ensemble somme toute assez mitigée.
Philippe Banel