Que peut attendre l'auditeur moderne se confrontant une fois de plus à l'intimidant corpus beethovenien ? Celui-ci a été passé au crible de tous les styles interprétatifs depuis des décennies par les plus grands noms de la baguette. Ces styles, parfois extrêmes, avec des orchestres énormes ou des formations de chambre sur instruments anciens, ont donné le meilleur ou le pire. Proposer en DVD et en Blu-ray une version supplémentaire de la Cinquième ou de la Sixième Symphonie paraît donc, vu sous cet angle, un défi plus difficile à relever qu'on ne le croit. En effet, comment intéresser et que raconter à un mélomane dont la connaissance parfois intime de ces œuvres demande plus que du prévisible et dont la quête de l'originalité n'est pas un but en soi ?
Le résultat édifié par Christian Thielemann s'avère d'autant plus remarquable qu'il s'inscrit effrontément et ouvertement dans la grande tradition germanique. La justesse de sa musicalité n'y fait aucunement défaut. En fait, la subtilité de sa démarche consiste à repenser les Symphonies en tenant compte à la fois de leur message et en replaçant chacune d'entre elles dans le contexte de leur création. Le style de Beethoven a évolué au fil du temps et, quels que soient ses choix artistiques, l'interprète devra donc s'adapter afin de ne pas faire de hors sujet.
Si l'on prend les grandes séries des Sonates pour piano ou les Quatuors, numéro après numéro, on se rend compte qu'une pierre fondamentale est apportée à chaque fois à l'édification géniale d'un temple devenu lieu de pèlerinage pour tout compositeur ayant à assumer l'héritage musical du maître. Pourtant, dans le cas de la symphonie, Beethoven est un peu moins novateur et la voie qu'a suivie Christian Thielemann va dans le sens du respect des intentions et du contexte au milieu desquels l'œuvre a vu le jour. Sont ainsi évoqués dans les bonus le classicisme de la Quatrième par rapport à l'Héroïque, l'hystérie rythmique et le combat de la Cinquième et le bonheur serein de la Sixième.
Au visionnage de ces concerts, on se rend compte que si Christian Thielemann imprime bien sa personnalité interprétative au Wiener Philharmoniker, il a du moins l'intelligence de ne pas lui imposer son caractère et son humeur. En cela, il sait faire passer le nom du compositeur avant le sien, ce qui, avouons-le, n'est pas donné à tout le monde.
Encore plus que dans Brahms ou dans Bruckner, peut-être parce que plus connues, les Symphonies de Beethoven laissent mieux transparaître l'art de la direction d'orchestre de Christian Thielemann. Les tempi choisis, contrairement à ce que l'on croit, ne seront pas définis de manière standardisée au sein d'un même mouvement et suivis en ligne droite sans modifications. Dans le premier mouvement de la Quatrième symphonie, par exemple, l'introduction Adagio très lente est suivie, après quatre minutes de suspens, par un fulgurant et peu attendu Allegro vivace. L'extrême intériorité du commencement raconte immédiatement une histoire, pose un climat d'attente et d'incertitude, d'indécision et de tâtonnements. L'auditeur est forcé d'écouter un jeu de timbres et attend tout du chef qui nous dit au moyen de l'orchestre que les richesses sont là, et que cette lenteur habitée va lui permettre de les mettre toutes en relief.
On retrouvera la même intelligence de ces passages délicats dans la célèbre transition assurant un lien continu entre le troisième et le quatrième mouvement de la Cinquième symphonie : cinquante secondes géniales d'apnée sonore où tout demeure en suspension dans une parfaite atemporalité, allant chercher très loin la montée du crescendo. Il n'existe pas pour Christian Thielemann de mesures creuses, de remplissage. Tout a un sens.
Dans l'obsession rythmique de la Cinquième, notre chef s'approprie les ralentissements non écrits de la partition dont les grands chefs d'autrefois usaient et abusaient à l'envi, mais toujours dans un but expressif. Christian Thielemann nous dit qu'on ne peut jouer une symphonie de Beethoven comme un mécanisme métronomique, sans subjectivité, sans vibrato. Dès lors qu'ils sont contrôlés et justifiés, le message passe sans défigurer l'original. On remarquera a contrario que, d'emblée, les trois premières croches de l'œuvre restent des vraies croches attaquées à contretemps et bien inscrites dans une mesure à deux temps, et non, comme très souvent, conçues comme un triolet ! Mais le solo de hautbois sur la fin du premier mouvement n'est pas dirigé, donc pas mesuré. La liberté expressive est laissée au soin du soliste. Dans le détail, le chef multiplie les retenues au sein d'un même phrasé, rajoute des accents expressifs, fait chanter la phrase avec naturel, tout cela si bien que l'auditeur semble prêt à l'entendre et y participe sans difficulté. En vérité, ce n'est que partition en main que l'on se rendra compte du travail de fond énorme qui est opéré sur le texte.
Si Christian Thielemann est passé maître dans la souplesse rythmique, ce qui n'exclue pas, nous l'avons vu, sa justesse, il est aussi un formidable détenteur d'énergie. À son gré, il la retient dès les premières mesures du finale, et l'éclatant ut majeur n'explose pas avec une puissance immédiate. À l'image de celui de la Quatrième symphonie, l'énergie ne s'accompagne pas d'une augmentation considérable de volume. À une époque où beaucoup d'orchestres jouent d'une manière assourdissante en public, nous pensons qu'il s'agit là davantage d'une qualité que d'un défaut.
Christian Thielemann n'oublie pas non plus un élément peu mis en relief par les musiciens interprétant Beethoven : l'humour. Par exemple, les passages en pizzicati du Scherzo de la Symphonie no. 5 sont là pour le prouver. La joyeuse réunion de paysans de la Symphonie no. 6 dispense elle aussi juste ce qu'il faut de naïveté et de rudesse campagnarde bon enfant pour éviter de tomber dans la lourdeur grossière.
Sa capacité narrative va éclater dans la Pastorale. Être descriptif en musique, pour un compositeur et a fortiori pour son serviteur l'interprète, n'est pas en soi un défaut. Au pire, il s'agit d'une facilité. Au mieux, d'un tableau illustratif convaincant créant des images sonores à l'aide de notes en lieu et place d'autres moyens d'expression artistique, tels que pinceau ou plume. Quand les interprètes de la Pastorale n'ont rien à dire, ils se cachent derrière ces évocations de la nature avec logique et confort : le compositeur parle en quelque sorte pour eux. Christian Thielemann a compris que l'apparente facilité de la Sixième symphonie n'est qu'illusion. Il nous avoue que rendre la simplicité procède d'un travail de direction exceptionnellement professionnel : un grand orchestre qui joue piano mené par un chef détendu, calme et flegmatique, est chose plutôt rare et très difficile à obtenir. Là encore, notre chef va à la rencontre des intentions de Beethoven, dont les désirs étaient d'exprimer la joie de vivre, la simplicité quasi religieuse et le bien-être de la communion de l'homme au milieu de la nature, état d'esprit très allemand s'il en est. À travers une partition où, sur le plan thématique, il ne se passe presque rien dans les premier, second et cinquième mouvements, le grand art va consister à parvenir à ne pas nous ennuyer. Sa Pastorale va ainsi se transformer en une symphonie de solistes, et la spécificité instrumentale des musiciens viennois participe pour beaucoup à la saveur des coloris des bois (hautbois viennois par exemple), des cuivres (doigtés et mécanismes différents) ou des percussions (timbales en peau naturelle). Bien que les tentations demeurent fortes d'y appuyer le trait, il n'y a pas de grande frayeur pour la fameuse tempête du quatrième mouvement, car l'orage ne doit pas, selon lui, être dirigé comme une fin du monde. La violence ne fait pas partie du langage de Christian Thielemann. La puissance la remplace judicieusement.
La qualité de la réalisation vidéo de ces concerts témoigne de l'impact physique de la musique sur ses serviteurs. Nul doute que la bonne humeur se dégageant de la Pastorale s'imprime sur les visages des musiciens, nombreux à échanger des regards amusés et des sourires entre eux et avec leur chef. Christian Thielemann les accompagne du regard, et après leur avoir donné la parole, un léger mouvement de tête approbatif ou un sourire de satisfaction témoigne d'une parfaite entente et de complicité. Et si le chef a des postures et une gestuelle qui peuvent paraître à certains parfois étranges - ce qui lui est fréquemment reproché dans un monde où l'aspect extérieur compte tant -, ce n'est aucunement au détriment du résultat, fort heureusement. On en arrive presque à se demander comment, avec une telle raideur, les coulées de croches de la Scène au ruisseau peuvent être aussi fluides !
Afin de garder toutefois le maximum d'esprit critique, il est nécessaire d'apporter deux remarques qui viendront tempérer ces éloges. D'une part, pourquoi Christian Thielemann n'attend-il pas la fin des applaudissements saluant son entrée avant de donner le départ de la Cinquième symphonie ? D'autre part, dans le second mouvement de la Pastorale, le conducteur d'orchestre précise que deux violoncelles solo en sourdine se détachent de leurs confrères. Bien que se trouvant face à lui, force est de reconnaître qu'on ne les perçoit pas en tant que solistes. Précisons qu'à ce titre seul, à notre connaissance, le méconnu mais génial René Leibowitz, anticipateur des modes interprétatives à venir, les fit entendre avec une évidence tellement frappante qu'on se demande pourquoi on ne les avait jamais perçus auparavant. C'était en 1961 avec le Royal Philharmonic Orchestra, dans le cadre d'une version dite traditionnelle mais révolutionnaire avant l'heure…
Pour conclure, signalons que Christian Thielemann dispose de manière spécifique le Wiener Philhamoniker : violons I à sa gauche, violons II à sa droite - ce qui lui permet d'obtenir des effets stéréophoniques intéressants -, violoncelles en face à gauche, altos à droite au même niveau et contrebasses surplombant l'orchestre au fond, au-dessus des vents. Les timbales se trouvent en haut à droite.
Le chef allemand nous prouve que l'on peut tout à fait innover quand on enregistre pour la énième fois un cycle de chefs-d’œuvre auxquels se sont attaqués presque tous les grands chefs d'orchestre. Et non par le biais d'excentricités racoleuses, de modernisme tapageur, d'objectivité glaciale ou de subjectivité absconse. Ce qui ne semblait plus possible ou viable pour certains, à savoir le retour d'une conception romantisée du répertoire classique, trouve en Christian Thielemann un chantre sensible et raisonné. On peut sans se tromper être assuré de sa pérennité artistique face aux artifices d'une excentricité toute temporaire au service du superficiel, du tape à l'œil et du médiatique.
À noter : Le DVD 1 propose la Symphonie no. 4. Le DVD 2 propose les Symphonies nos. 5 et 6. Le DVD 3 est consacré aux entretiens de Christian Thielemann et Joachim Kaiser.
Les autres DVD du cycle des Symphonies de Beethoven dirigées par Thielemann ont également été testés par Tutti-magazine :
- Lire la critique des Symphonies 1, 2 & 3 en DVD
- Lire la critique des Symphonies 7, 8 & 9 en DVD
Retrouvez la biographie de Beethoven sur le site de notre partenaire Symphozik.info.
Nicolas Mesnier-Nature