Y a-t-il vraiment des metteurs en scène d’opéra ? Certains - parfois issus du cinéma - mettent des livrets en espace dans de grandes fresques lyriques, d’autres - issus de l’architecture - optent pour des approches épurées et structurelles, quand d’autres - venant du théâtre - sont des directeurs d’acteurs.
Avec la metteuse en scène de théâtre et auteure Mary Zimmerman, on s’attendait donc à un travail tout sauf superficiel sur les personnages, et le moins qu’on puisse dire est qu’on n’est pas déçu. De la fureur au désespoir, sa vision d'Armida est riche de mille émotions. Mais les seconds rôles que campent les quatre ténors "chrétiens" de cette histoire de Croisés n’en sont pas oubliés pour autant. Sous sa direction, ces derniers deviennent inoubliables, avec de vraies statures, de vrais personnages de chair, de sang, d’amour et de haine, tandis que le jeu nourrit le chant.
Madame Zimmerman sait surprendre, et on le savait déjà avec cette merveilleuse Sonnambula parue également en DVD chez Decca (lire le test) imaginée il y a quelque temps pour le même Met dans une mise en abîme particulièrement rafraîchissante.
Dans Armida, non seulement elle donne corps à des personnages somme toute assez stéréotypés, mais elle dépasse la seule direction d’acteurs pour créer un pont visuellement spectaculaire et en même temps très équilibré entre les conventions de l’opéra "classique" et une esthétique proprement contemporaine. Les arches antiques sont bien là, mais d’un blanc immaculé sur lequel se détache une végétation à l’anglaise, aux verts (les palmiers) et aux rouges (les coquelicots) flashy. L’amour et la vengeance sont également personnifiés sous la forme de rôle muets, tels des dieux antiques, et ce avec une élégance et une poésie remarquables qui les dote d'une stature inédite : arrivée de l’amour depuis les cintres, descendant au moyen d'un ruban rouge écarlate. De la même façon, les scènes infernales sont incontournables. Elles revêtent un côté "Halloween" finalement assez drôle.
Mary Zimmerman est une habituée des mises en scène d’histoires épiques et mythologiques (Les Métamorphoses, l’Odyssée, Les Mille et une Nuits) et sait mesurer exactement la distance qu’elle doit prendre pour rendre le sujet crédible et intéressant. Grâce à son inventivité, on dépasse cette histoire assez simple de sorcière qui tente d’envoûter un Croisé pour protéger son peuple, et dont l’amour pour ce dernier la fait prendre à son propre piège…Mais les qualités de ce spectacle ne se limitent pas à la mise en scène, même si elle est d’importance. Depuis sa prise de rôle d’Armida, déjà triomphale en 1994 lors du Festival Rossini de Pesaro, Renée Fleming a eu le temps de mûrir ce personnage qu’elle affectionne tant. Pourtant il présente une véritable difficulté tant la technique redoutable dont il se nourrit pour exister peut si facilement prendre le pas sur sa densité. Or, avec cette artiste accomplie, on ne sait que louer le plus, des vocalises à couper le souffle à l’intensité du chant dans les moments les plus dramatiques. Le couple formé par Renée Fleming avec Lawrence Brownlee est également une réussite.
Le ténor rossinien est ici parfaitement à son aise, élégant et naturel à la fois, ne forçant jamais le trait, aussi présent dans le suraigu que dans le grave de sa tessiture. Il nous ravit en tout point, aussi bien dans les solos que dans des duos miraculeux comme cet "Amore… Possente nome !" où l’unisson des deux voix ne se fait même plus dans un échange de regards, mais dans la sensation du souffle de l’autre, puisqu’ils se retrouvent justement l’un derrière l’autre… Magique !
Les autres rôles ne déméritent pas non plus. Du reste, la moindre faiblesse serait mise en avant, car leur virtuosité ne permet aucun faux pas. Il faut donc aux maîtres d’œuvre d’un tel ouvrage jouer des coudes pour réunir pas moins de quatre ténors de la même qualité pour conserver à l’opéra la cohérence de sa performance. C’est chose faite dans cette production, et de bien belle façon, même si on retiendra encore plus volontiers l’Astarotte de Keith Miller, dont la basse ténébreuse et le plaisir de jouer ont plus d’une fois séduit le Met.
La direction de Riccardo Frizza ne possède quant à elle pas nécessairement la magie et l’imagination que recèle la partition orchestrale en propre, mais son vrai travail d’accompagnement des chanteurs fait son office sans qu’on ait besoin de faire la fine bouche, avec notamment des solistes extraordinaires du côté des cordes et des vents. Pour s'en convaincre, il n'est que d'écouter le début de l’Ouverture, si simple et en même temps si risquée pour les cors et le basson à nu !
Voilà une nouvelle version de référence, qui bénéficie en outre du traitement visuel qui manquait dans les années cinquante et donne une véritable stature de chef-d’œuvre à cet opus rossinien malheureusement trop rarement joué.
Jean-Claude Lanot