Un opéra doit être donné dans une riche maison viennoise, qui doit être suivi d’une comédie à l’italienne.
Or, pour que le feu d’artifice censé clore cette soirée puisse être tiré à l’heure, il faut que les deux œuvres fusionnent en une…
Cette rencontre improbable entre l’opera seria et la Commedia dell’Arte constitue l’argument de cette Ariane à Naxos straussienne, son originalité et même son défi.
Un véritable défi, en effet, car les contours des deux univers doivent être suffisamment précis pour être nettement identifiables dans leur télescopage, mais surtout un véritable équilibre doit exister entre les artistes qui incarnent et portent chacun d’eux.
Un challenge pour les directeurs d’opéras de tous bords, mais quand il est remporté - ce qui est le cas ici -, également un véritable bonheur.Imaginez l’une des plus grandes wagnériennes et straussiennes, Deborah Voight, et la colorature la plus accomplie de notre temps, Natalie Dessay.
L’une sans doute au plus haut niveau de sa carrière, offrant sa personnalité, son charisme, son assise, sa projection unique et son pathos bouleversant à cette Ariane délaissée par Thésée sur son île balayée par les flots ; l’autre de retour sur les planches après une absence due à des problèmes de santé et qui ne boude pas son plaisir.
Son air "Grossmächtige Prinzessin" vaudrait à lui seul de se procurer ce DVD tant il est bouleversant.
Alliant la comédie au lyrisme, la soprano nous fait passer sans heurt, avec une imagination débordante et une virtuosité proprement étourdissante, par tous ces styles et ces ethos, sans qu’aucune note, y compris de vocalise, ne soit gratuite.
Chacune des chanteuses incarne littéralement l’univers dont elle est issue, et la rencontre entre les deux tient du miracle.Certes, les divas s’étaient déjà rencontrées sur une précédente Ariane.
C’était alors sous la direction de Giuseppe Sinopoli, en 2000 à Dresde.
La présente distribution peut certes paraître moins homogène que celle du chef italien.
Le Compositeur incarné par Anne Sofie von Otter se montrait à l’évidence supérieur à celui de Suzanne Mentzer, qui chante sa partie sans démériter sur le plan technique, mais sans densité.
Quant au Bacchus de Richard Margison, s’il assure avec les honneurs l’exténuant duo final de l’opéra, il brillera davantage par sa robuste énergie que par sa subtilité : tout n’est que passage en force. Le timbre est solide et agréable, mais si peu de nuances frôle l’indigence.
Mais ces réserves n’empêchent pas l’ensemble du spectacle de conserver son équilibre et on le doit sans doute à la baguette habitée de James Levine, dont c’est l’un des opéras préférés.
À un orchestre largement moins imposant que pour Elektra ou Salomé, il insuffle une vie et une poésie de chaque instant.
Les timbres solistes sont superbes et offrent un dialogue de haut niveau avec la scène et savent créer l’intimité là où l'immensité du plateau du MET ne s’y prête guère.
C’est aussi l’un des problèmes auquel a dû faire face le metteur en scène.
Les coulisses du Prologue sont par exemple assurément gigantesques - le lieu l’exige - mais admirablement gérées par un incessant va-et-vient d’acteurs, un joyeux désordre organisé, prélude à un opéra au décor un peu kitsch (les roches du rivage de Naxos), mais auquel les Naïades aux robes gigantesques et montées sur échasses apportent une véritable magie.
Tels Ariane attendant le grand amour sur son île, il nous a fallu attendre pas moins de 7 ans avant de voir éditer cette production mirifique, magique et par moments miraculeuse.
Mais l’attente valait la peine vu la nature exceptionnelle de ce programme.
Nous tenons là une des meilleures introductions à Ariane à Naxos, voire même un ajout indispensable à une collection pour tout amoureux de cet opéra ou de son compositeur.
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Jean-Claude Lanot