Personne ne résiste aux quatre minutes du Prélude des Soldats de Zimmermann, où les timbales, monstrueux tic-tac, martèlent inexorablement le cataclysme sonore qui arrache illico le dernier des spectateurs à sa propre vie pour le plonger sans ménagement aucun dans la spirale infernale du côté obscur de l’âme humaine.
Die Soldaten est l’unique opéra de Zimmermann, compositeur allemand formé au sérialisme par René Leibowitz. Lorsqu’en 1957 il découvre la pièce éponyme de Jakob Lenz - surgie dans le cerveau du dramaturge à l’issue de douloureuses expériences de caserne strasbourgeoise et de moult questionnements sur la sexualité -, Zimmermann y voit aussitôt l’occasion d’y exprimer le difficile grand écart intérieur qui l’habite, entre une profonde religiosité (ses œuvres marquantes s’achèvent sur le chiffre OAMDG-Omnia Ad Majorem Dei Gloriam) et une stupeur qui ne l’est pas moins face à la violence d’un monde qui le terrifie. Zimmermann est un humaniste d’une extrême sensibilité, animé d’un sens de la solidarité et de la compassion très à vif envers toute la souffrance du monde. À la manière d’un Stefan Zweig, il faut certainement chercher là, en sus des dépressions qu’il a traversées, en sus de l’ombre qui le relégua derrière Stockhausen et même Henze, l’explication du suicide qui mit prématurément fin à sa vie et à sa carrière musicale. Il avait 52 ans…
Zimmermann fit des Soldaten son opéra-monde : une sorte de "théâtre total" avec ses 170 musiciens, ses 50 solistes, des lignes vocales éclatées entre le chant, la parole, le hurlement, le murmure, ses clins d’œil au jazz, aux chorals de Bach, et même au cinéma (un film était censé se surajouter à la scène la plus complexe.)
Die Soldaten est un opéra dodécaphonique.
Parfaitement en phase avec son sujet, son "belcanto atonal" le relie bien sûr à la Lulu de Berg, elle aussi abonnée aux acrobaties sérielles pour l’éblouissant résultat émotionnel que l’on sait.
Le livret des Soldats en fait le descendant direct de Wozzeck, le prénom de l’héroïne, Marie, accentuant encore le trouble de la similitude. On dirait même que l’opéra de Zimmermann est une monstrueuse excroissance de celui de son aîné, effectuée à partir de la Scène 3 de l’Acte I, de l’apostrophe de Margareth à Marie : "Hure !". Comme Berg 40 ans plus tôt, Zimmermann découpe son opéra en scènes très brèves le plus souvent, la composition de chacune d’entre elles faisant référence aux canons les plus classiques : toccata, chaconne, ricercare, nocturne…Même si, pour beaucoup de mélomanes, les deux opéras de Berg et leur perfection indiscutable, tant au plan de leur livret que de celui de la partition, représentent l’aboutissement du sérialisme, l’aventure salzbourgeoise qui nous intéresse prouve définitivement qu’il faut pousser jusqu’en 1965, date de la création de ces Soldats.
Sa conclusion terrifiante, pointe autant la désespérante noirceur de l’humanité passée et à venir que le crépuscule d’un style qui n’a cessé de questionner le XXe siècle. Die Soldaten, s’il constitue avec aplomb une date essentielle de l’écriture sérielle, en est aussi la pierre d’achoppement. Elektra et Lulu n’en reviennent pas, ancêtres dépassées par leur monstrueuse descendance : il est évident que l’on ne pourra aller plus loin que Die Soldaten, concernant tout ce qu’un compositeur peut demander à une voix humaine. Même si certains s’étaient faufilés dans une autre voie (Stravinsky, Poulenc, Britten ou Chostakovitch), il est manifeste que l’on ne pourra que composer autrement après Die Soldaten. Ainsi, à côté des Boesmans, Eötvös, Benjamin ou Escaich, pour ne citer qu’eux, écloront des Philip Glass et des John Adams qui, dans le désir de se réapproprier la tonalité, mettront moins de temps à imposer leur style qu’à faire plier une certaine critique .
Die Soldaten est un opéra bref. Ses deux heures d’horloge narrent le chemin de croix de Marie, jeune femme dont le rêve bourgeois se fracassera au passage du désir, via des chutes à répétition dans les bras d’une pitoyable soldatesque. An contraire de Lulu, elle ne connaîtra aucune ascension. Marie chute dès le début. Peu à peu totalement cabossée de la vie, elle deviendra une prostituée que son propre père ne reconnaîtra pas lorsqu’elle lui demandera l’aumône.
De même que la musique happe dès les premiers accords, le spectacle réglé par le metteur en scène Alvis Hermanis frappe aussitôt par une lisibilité qu’on ne croyait pas jouable dans cette œuvre. L’intrigue nous en paraît pour la première fois très simple. C’est une vraie bonne surprise pour cet opéra gigantesque prévu avec des actions simultanées sur plusieurs scènes et son orchestre qui déborde sur le plateau.
Lisibilité, ce n’est pas le souvenir premier que nous avions conservé de la création française à Lyon en 1983, où la mise en scène très hot du vibrionnant Ken Russell, trop chargée, dispersait le regard.
Première réussite ici : l’utilisation magistrale du lieu. La Felsenreitschule, haut lieu à ciel ouvert des étés salzbourgeois et à chaque fois vrai défi proposé aux différents metteurs en scène invités, est un sensationnel espace en cinémascope. Elle voit cette fois les magnifiques arcades troglodytes de son fond de scène mises en perspective par la construction, entre elles et l’orchestre, d’un décor qui en prolonge l’architecture et que l’on croirait imbriqué à elles. C’est une longue verrière longitudinale elle aussi, derrière laquelle on verra évoluer de vrais chevaux, le lieu retrouvant en toute logique son statut équestre initial de Manège des rochers.
Tout un quotidien militaire est évoqué là, avec ses scènes de chambrées, ses astiquages divers et sa pornographie voyeuriste aussi. Parfois, des rideaux tomberont sur ce veule univers pour produire des effets d’ombres chinoises mais le plus souvent pour projeter des images très crues de l’art érotique du début XXe siècle, disant toute la frustration sexuelle de ces hommes au crâne ras, balafrés, qui s’en délesteront de la plus effroyable façon : Marie sera le réceptacle de la violence de leur corps, la victime sacrificielle de la noirceur de leur âme. Le cri insoutenable qu’elle poussera à la fin, au-delà du bruit de bottes sans appel des tambours, dira tout de sa douleur mais aussi de la haine de cet univers bourré de testostérone et, au-delà, de l’humanité tout entière.
Même le père de Marie et ses rêves de noblesse pour sa fille, mais aussi son attitude équivoque dans la scène nocturne de la fin de l'Acte I, même la bonté de la Comtesse de la Roche qui veut faire de Marie sa dame de compagnie, inquiètent. Le pasteur Eisenhardt, toujours un livre à la main, a beau tenter d'apporter un peu d’humanité : "Les gens ne pensent pas", ou "Une putain ne devient jamais une putain à moins d’y être forcée". C’est un tableau sans appel. Quelle écriture musicale autre que sérielle serait en mesure de dépeindre la noirceur de cette fin d’un monde ?
"Ceux que le sexe effraie n’ont qu’à aller se confesser !", pouvait-on entendre à Lyon en 1983 parmi les invectives adressées à la frange huante de l’auditorium (rions aujourd’hui encore au souvenir d’un Serge Baudo répondant aux huées avec un facétieux autant que salutaire bras d’honneur !).
Familier de sa filmographie, on pensait alors le cinéaste Ken Russell, tout frais promu metteur en scène d’opéra, seul responsable de ce sexe à tous les étages étalé sur scène.
Il y en a au moins tout autant à Salzbourg : images pornographiques, on l’a dit, mais aussi, comme chez Russell, masturbations collectives sans que cela ne soulève l’ire d’un public extrêmement attentif, respectueux et au final impressionné par ce qu’on lui raconte. Le passage funambulesque de Marie au-dessus des spectateurs pendant l’Intermezzo de l’Acte II, son monstrueux auto-avortement végétal d’un fœtus de paille (rappel de la faute avec Desportes), cette cage de verre tournoyante, refuge autant que peep-show, comme les éclairages qui mettent vraiment le lieu en valeur, sont les moments forts d’une mise en scène qu’on imaginerait volontiers plus personnelle encore dans l’univers d’un Tcherniakov. Rappelons son Wozzeck d’une prouesse technologique aussi originale que spectaculaire, et surtout du tandem Py-Weiss (les décors du récent Claude à l’opéra de Lyon !).
Il faut dire que ce qui impressionne peut-être en premier lieu, c’est la partie musicale. À Lyon, Serge Baudo était un pionnier et cela s’entendait. Le fouillis n’était pas que sur scène. Mais à Salzbourg, le Wiener Philharmoniker, sous la baguette d’un Ingo Metzmacher absolument maître de la situation, livre une exécution transcendante qui fait que l’on ne se pose aucune question de chapelle musicale. La prise de son, très analytique, est superlative. Des fracas les plus puissants aux épanchements murmurés de la guitare, chaque détail captive sans cesse l’oreille. De ce fait, la partition de Zimmermann apparaît bien pour ce qu’elle est : un chef-d’œuvre de l’Histoire de la Musique et, au travers de son exploration unique de la psyché humaine, un jalon humaniste essentiel. Elle donne à voir et à entendre l’horreur des dictatures et sa conclusion sonne comme un salutaire avertissement. "Rien n’a changé depuis l’époque de Lenz", disait Ken Russell en 1983, "de nos jours, les soldats paradent sur des tanks, boivent de la bière et tirent à la mitrailleuse !". Rien n’a changé en 2013, pourrions-nous hélas ajouter.
Les chanteurs de la production salzbourgeoise sont tous au diapason de cette magnifique réalisation, se jouant de toutes les difficultés de l’impitoyable partition. En tout premier, saluons sans réserve la Marie de Laura Aikin qui couvre tous les registres sans effort apparent. Daniel Brenna (revu depuis en insolents Siegmund/Siegfried dans le récent Ring de Laurent Joyeux à Dijon) campe un Desportes ignoble de veulerie virile. Les périlleux aigus de la scène du souper à l'Acte IV ajoutent encore à sa suffisance et sonnent comme une vengeance de Zimmermann à l’endroit d’un personnage qu’il semble ainsi nous autoriser à détester. Bouleversant même quand, à l’instar de son grand-père büchnérien, il passe à l’acte, Tomasz Konieczy est un Stolzius gorgé d’humanité qui ferait un parfait Wozzeck. Matthias Klink est un jeune comte parfaitement enflammé. Gabriela Benackova a quitté la gloire de ses Jenufa et autres Kata Kabanova pour faire de la Comtesse de la Roche un personnage capital, et son autorité castratrice est autant dramatique que vocale. Impressionnant ! En écoutant la ligne vocale de ce personnage qui n’apparaît qu’assez tard, on mesure l’exigence demandée par Zimmermann à tous les chanteurs. Ainsi, la Charlotte de Tanja Ariane Baumgartner, l’Eisenhardt de Boaz Daniel, le Wesener d’Alfred Muff existent puissamment, à l’instar de tous les protagonistes secondaires auxquels est également demandé beaucoup au plan de l’investissement corporel.La captation de Hannes Rossacher n’appelle que des éloges tant, lui aussi, parvient à réussir l’incroyable gageure de rendre lisible l’espace Zimmermannien au moyen d’un alliage idéal de gros plans et de plans d’ensembles peu fréquent dans le petit monde de la captation lyrique. On a le sentiment très confortable de ne rien perdre de l’événement qu’a constitué la réunion de tant de talents. Salzbourg 2012, comme si vous y étiez !
Oui, la parution de ces Blu-ray et DVD est un événement qui permet de mettre fin à la douloureuse histoire des Soldats. Cette œuvre difficile d’accès, car souvent mal montée, jusque-là considérée comme jalon essentiel de l’Histoire de la Musique par une poignée de spécialistes seulement, devient une œuvre claire, implacable, bouleversante. Elle vient de changer de statut. Osons alors, depuis l’été 2012, voir en Die Soldaten une œuvre populaire !
Lire le test du Blu-ray Die Soldaten (Les Soldats) à Salzbourg
Jean-Luc Clairet