Yvonne Loriod a disparu en 2010, seule et isolée. Isolée également dans un mental où, chose incroyable, sa mémoire conservait encore presque totalement l’œuvre de Messiaen, de Ravel, de Debussy ou de Boulez.Le documentaire de François Manceaux réalisé en 1991 lui est dédié et dresse un portrait dont, aux dires de plusieurs de ses élèves, la rudesse et la sévérité ont été gommées. Notamment Nicholas Angelich, jeune et prodigieusement doué, qui nous régale dans ce film d’un sixième Regard sur l’Enfant-Jésus - "Par lui tout a été fait" - d’une maturité, d’une précision et d’une poésie stupéfiantes. Il nous enchante aussi des sonorités du Bösendorfer sur lequel il s'exprime…
Plus tard, Yvonne Loriod joue sur Steinway, instrument moins flatteur. Son jeu est probablement objectif - si cela existe - mais nettement moins séduisant. De fait, on a toujours salué chez elle l’extraordinaire pédagogue, la virtuose incomparable et son engagement magnifique pour la musique de son temps. Mais plus rarement, il faut le dire, la beauté de son toucher ou de ses sonorités, qu’elle soit interprète d’Albeniz, de Mozart ou de la Turangalîla-Symphonie, dans laquelle on l’a bien souvent entendue.Elle couvre d’une affection toute maternelle le jeune Angelich, et lui adresse les plus vifs compliments, séduite comme nous par ce qu’elle vient d’entendre. Elle n’est sans doute pas étrangère à la prouesse de son jeune élève, et confie qu’elle "ne sait que dire". En effet, tout est bien là. Messiaen à leurs côtés, n'exprimera pas de geste vers le merveilleux interprète. Non qu’il n’ait apprécié ni ce qu’il vient d’entendre ni le travail que cela suppose. Mais l'absence de chaleur est patente malgré la contradiction d'un regard d’une profondeur merveilleuse, presque surnaturelle.
Le compositeur de génie était-il égocentrique au point d'en oublier l’humanité profonde des êtres que pourtant sa foi et sa chrétienté inoxydable et omniprésente auront de tout temps promue par le verbe ? On est presque furieux de ne pas le voir bondir pour féliciter, encourager et entourer ce merveilleux jeune interprète qui vient de jouer sa partition par cœur et avec une technique aussi foudroyante que profondément inspirée. Oublierait-il un instant combien un tel interprète, comme d’autres proches du couple Messiaen, prolonge son œuvre pour longtemps - voire toujours - et témoigne du côté éphémère de la vie du musicien ?
Une image d’Épinal véhicule l'idée que les grands compositeurs ont été des êtres humains des plus chaleureux, présents auprès de leurs meilleurs interprètes. Pour Messiaen, comme du reste pour Britten, des proches et d’éminents artistes qui ont travaillé avec eux nous ont pourtant rapporté le contraire…
Bien entendu Messiaen évoque davantage les oiseaux avec son épouse.
Puis, deux jeunes interprètes japonaises reçoivent les conseils éclairés d’Yvonne Loriod, l’une pour Beethoven, l’autre pour Mozart. Comme par magie, et c’est une des caractéristiques des grands pédagogues, un petit rien change tout et répond instantanément à l’intention même d’une jeune interprète encore en phase d’apprentissage.
Puis vient le très chaleureux Roger Muraro, tenu pratiquement aujourd’hui pour l’héritier, avec Michel Bérof, Pierre Laurent Aimard et à peine quelques autres, tant d’Yvonne Loriod que de Messiaen lui-même. Il en parle, comme d'ailleurs ses confrères non filmés ici, avec entières sincérité et spontanéité, avec cette merveilleuse simplicité qui nous fait redescendre sur terre.
Finalement, le documentaire de François Manceaux est assez unique. Il témoigne, comme probablement Robert et Clara Schumann ont dû le vivre, du rapport privilégié et hautement responsabilisant qui relie un compositeur de génie et l’interprète qui lui donne la parole. À ce titre, ce film est indispensable.
Gilles Delatronchette