Voici un Wozzeck très original qui fit, à juste titre, immédiatement parler de lui. L'on a déjà dit, dans les colonnes de Tutti-Magazine, à l'occasion de la parution en DVD de David et Jonathas que le metteur en scène allemand avait conçu en 2012 pour Aix-en-Provence, combien le style d'Andreas Homoki était d'abord affaire de décor. Ce n'est pas ce nouveau Wozzeck qui infléchira telle appréciation. Le chef-d'œuvre de Berg a déjà connu moult lectures réussies. L'œuvre fonctionne tellement bien que certains vont jusqu'à prétendre, qu'à l'instar de Salomé, elle n'a quasiment pas besoin de metteur en scène. Andreas Homoki n'est certes pas de cet avis, qui a eu l'idée géniale d'un castelet de marionnettes géant. Géniale car incontestablement très en phase avec une œuvre dont tous les personnages, brossés à gros traits, se comportent comme des pantins autour d'un héros lui-même manipulé jusqu'à l'implosion. Géniale car Homoki a complexifié ce qui n'aurait pu être qu'un concept rigide en déclinant ledit castelet jusqu'à six exemplaires allant en se rapetissant vers le fond de scène, le tout produisant l'effet de la chambre obscure d'un appareil photo à soufflets, le dernier cadre faisant office d'objectif : Wozzeck traqué par le bout de la lorgnette dans une sorte de téléréalité scénique. Et comme si cela ne comblait pas la fascination de l'œil, Homoki rajoute un degré de complexité en cassant la perspective du dispositif à des moments clés: les cadres glissent alors vers jardin ou cour, de haut en bas, ou, plus spectaculairement encore, se mettent à tanguer pour envoyer les personnages dans le décor - c'est le cas de le dire ! -. Il arrive aussi que le montant inférieur du cadre glisse vers le haut, agissant en marteau-pilon inversé sur les protagonistes.
Saluons la lisibilité d'une telle conception. La première scène avec le Capitaine renvoie à l'enfance. On a presque envie de crier à Wozzeck : "Attention, Guignol : le Gendarme !". Ce décor extraordinaire, qui aurait pu être contraignant, s'avère au contraire des plus stimulants, offrant à la lecture d'Homoki un foisonnant surgissement d'idées. La démultiplication du Docteur est l'expression même du harcèlement à l'œuvre. Le Tambour-Major dont les déplacements obéissent à une chorégraphie animale - entrée ”hénaurme” ! - est un rouleau compresseur de veulerie. La façon très expressionniste, entre humour et cauchemar, d'utiliser les coups de boutoirs de l'orchestre, à la fin de la scène de l'auberge est vraiment irrésistible. Les scènes de foule sont toutes surprenantes, démultipliant les Wozzeck pour l'une, les Marie pour l'autre. Après le meurtre, la tête de Marie, posée au centre du cadre accentue l'implacabilité de ce décor guillotine. L'idée d'Homoki fonctionne jusqu'au vertige pour l'effroyable Guignol de la dernière scène qui voit les enfants costumés comme les solistes ! Idée suprême : la seule véritable marionnette est celle de l'enfant avec lequel Marie joue et qui restera seul sur le cadre fixant la salle de ses yeux sans regard.
Les costumes sont parlants. Les maquillages superbes, de sciure d'or au début - comme si le décor avait coulé sur les personnages -, se défont au fil de la catastrophe pour ne plus révéler que le grotesque de la fange, le pitoyable des destins brisés. Parvenir à exprimer le prosaïsme d'un tel scénario par le biais d'un tel choc esthétique dit bien la réussite d'Andreas Homoki qui voit cet opéra comme « un appel à l'humanité ». Le destin de Wozzeck est aussi, dans la lecture désespérée du metteur en scène, la métaphore de toute destinée humaine, impuissante de tout temps à savoir qui tire les ficelles du jeu de marionnettes cosmique dans lequel elle est placée.
À spectacle exceptionnel distribution exceptionnelle. L'incarnation de Christian Gerhaher est sensationnelle. La beauté intrinsèque d'une voix qui renvoie à Walter Berry est rehaussée par une composition qui fera date. Le chanteur, épousant la conception d'Homoki, va très loin dans l'introspection, ainsi qu'on peut le constater juste avant le meurtre de Marie, où Gerhaher exprime vraiment la déréliction sans retour d'un personnage qui n'est déjà plus de ce monde. Dotée de moyens vocaux en adéquation parfaite avec un tel contexte, Gun-Brit Barkmin s'amuse beaucoup - et nous avec - en Marie rousse à la chevelure filasse, tout juste surprise parfois d'être elle aussi prise dans l'engrenage d'un décor qui semble rêver de l'écraser, et à qui Homoki offre une rédemption dès la scène du double harcèlement de Wozzeck, en la plaçant, muette à l'avant-scène. Brandon Jovanovich, excelle en Tambour-major saisissant de vulgarité décomplexée, très loin, on s'en doute, de son récent Walther des Maîtres chanteurs. Wolfgang Ablinger-Sperhacke en Capitaine, Lars Woldt en Docteur, la Margret goulûment croquée d'Irène Friedli, le fou lunaire de Martin Zysset, les apprentis de Pavel Daniluk et Cheyne Davidson, ainsi que l'enfant essentiel d'Alessandro Reinhart complètent une distribution idéale où l'on remarque aussi tout particulièrement l'Andres de Mauro Peter ainsi qu'un Choeur de l'Opéra de Zürich, enfants compris, tous ravis de s'engager.
Fabio Luisi dirige assez traditionnellement, loin de la façon analytique à laquelle beaucoup de chefs nous ont habitués. Même si Wozzeck est devenu un classique que Luisi dirige classiquement. Une telle vision de cauchemar aurait mérité une lecture plus glaçante.
La captation n'est pas sans déconvenues, Michael Beyer ne parvenant hélas pas, à l'avant-dernière scène, à céder au péché mignon du gros plan, nous privant de l'effet spectaculaire du rééquilibrage du décor qui avait titubé à jardin juste avant. On n'est guère friand non plus, dans un contexte aussi inspiré, des plans sur l'orchestre, même pendant le sublime interlude final où notre œil ne s'est toujours pas lassé du fascinant décor de Michael Levine.
Ce Wozzeck, plus spectaculaire encore que la puissante vision de Tcherniakov, fut un des gestes artistiques les plus forts de 2015. Il faut se précipiter sur cette captation, dorénavant référence d'une œuvre phare de l'Histoire de l'Opéra.
À noter : Ce DVD est joliment présenté sous couverture cartonnée au côté d'un livret de 46 pages couleurs dont les textes sont proposés en français, anglais et allemand.
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Jean-Luc Clairet