Comment représenter aujourd’hui les opéras de Bertolt Brecht et Kurt Weill en évitant de se laisser enfermer dans des présupposés idéologiques de mise en scène un peu éculés, sans pour autant trahir l’œuvre ? À supposer, d’ailleurs, qu’on puisse "trahir une œuvre", le respect religieux des oukases contemporains de l’auteur étant parfois un des meilleurs moyens de rancir celle-ci… Vaste débat que nous n’entamerons pas ici.
Il n’en demeure pas moins que l’on peut aisément discerner au moins deux grands courants dans la façon d’aborder Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny : soit par le biais de l’acteur, qui va souvent s’additionner, voire se confondre, avec la prépondérance du metteur en scène qui devient plus essentiel et vendeur que l’ouvrage lui-même, soit par celui du chanteur. Dans la production madrilène qui nous intéresse, on a tenté de contourner l’obstacle par la combinaison d’une mise en scène puissante, affirmée et provocatrice concoctée par des membres du groupe La Fura dels baus, déjà à l'œuvre dans une spectaculaire Tétralogie wagnérienne à Valence, et de voix très opératiques, avec donc des exécutants plus performants et spectaculaires du côté chant que du côté jeu, à une exception près dont nous parlerons plus loin…
À l’origine, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny était un Songspiel durant environ 25' composé de 6 chansons, dont l’emblématique Alabama song révélée au grand public avec les reprises de Jim Morrison et David Bowie. C’est ensuite que Bertolt Brecht et Kurt Weill décidèrent de l’étoffer pour en faire un véritable opéra épique, ce qualificatif se retrouvant dans un tableau comparatif devenu célèbre, inséré par Brecht dans Écrits sur le théâtre, entre théâtre dramatique (ou aristotélicien) et théâtre épique.Quitte à faire dans le symbolisme franc et massif, autant y aller carrément ! C’est ainsi que les metteurs en scène Alex Ollé et Carlus Padrissa nous collent d’entrée de jeu dans une décharge d’ordures, les trois personnages qui ouvrent le bal tombant directement d’un camion poubelle. C’est dans ce lieu que sera bâtie la "ville piège" de Mahagonny, pour attirer les hommes et leur soutirer de l'argent.
Pour que les choses soient bien claires, l’emblème des lieux fourni par Leocadia Begbick, membre féminin du trio de truands, est une vaste culotte rouge à dentelles noires qui sera hissée au bout d’un piquet par ses comparses Fatty the Bookkeeper et Trinity Moses. Les rôles de ces trois horribles sont tenus par des chanteurs blanchis sous le harnais de l’art du chant et dotés chacun d’un casier judiciaire vocal long comme le bras. Jane Henschel, mezzo-soprano par ailleurs remarquable Clytemnestre dans un Elektra récemment critiqué, est Léocadia, le ténor Donald Kaasch interprète Fatty, et l’imposant baryton-basse Willard White incarne Trinity Moses.
On notera le côté résolument nord-américain de cette distribution, puisque la cantatrice canadienne Measha Brueggergosman, révélée au monde entier par son exécution de l’hymne lors des Jeux d’hiver à Vancouver en 2010 (décidément, cette production a un côté très olympique…), chante le rôle de Jenny Smith. Le personnage principal, Jim MacIntyre, est joué par le ténor allemand Michael König. Comme on peut le constater, des voix plus que des acteurs. Seule exception : le rôle de Jack O’Brien incarné par John Easterlin, certes doté d’un bel organe de ténor, mais avant tout comédien. Il est d’ailleurs connu pour avoir interprété ce même rôle en 2008 à l’Opéra de Los Angeles.
La mise en scène, très illustrative et dirigiste, laisse peu de place à l’imaginaire du spectateur qui pourra avoir l’impression de lire un texte passé au surligneur. Cela est flagrant lors de l’illustration des quatre grands mots d’ordre édictés par Jim MacIntyre. Manger, et l'on se retrouve dans une sorte d’élevage intensif de poulets ; faire l’amour, et de nous présenter des simulations primaires et déprimantes d’actes sexuels divers et variés avec, au passage, quelques gros plans insistants sur des fesses, sympathiques certes, mais dont le réalisateur aurait pu se dispenser ; se battre et boire. La distanciation chère à Brecht est donc respectée ; la mise en scène invite plus au constat qu'à l’émotion participative. Les changements se font à vue, les machinistes étant costumés en espèce de chiffonniers du Caire, mutants errant dans les montagnes d’immondices.
D’un point de vue musical, l'ensemble tient parfaitement la route et même mieux que cela. Mention spéciale aux chœurs vraiment excellents et très investis, autant sur le plan de l’exécution musicale que sur celui du jeu.
Les solistes, qui possèdent tous des moyens beaucoup plus que suffisants pour ce qu’on leur demande, assurent leur rôle sur le plan vocal sans forcer leur talent.
Peut-être aurait-on pu préférer que l’interprétation de Measha Brueggergosman (Jenny Smith) soit moins héroïque, vibrante, et que son Alabama song se montre un peu moins triomphant… Michael König (Jim MacIntyre) est très habité et sert sa partie avec brio, comme acteur et comme chanteur. Quant à John Easterlin (Jack O’Brien), efficace au possible, il nourrit de sa nature comique les rares moments de rire consentis par l’œuvre.La direction d’orchestre de Pablo Heras-Casado se montre d’une redoutable précision. La gestique est géométrique, métronomique, et les membres de l’orchestre, sauf s’ils se retournent pour s’oublier dans la contemplation des fesses sus-citées, ne peuvent se perdre dans la partition. On est devant une belle machine bien rodée qui tourne comme une horloge. Pas de grincement, pas de flottement dans l’exécution, c’est propre de chez propre et sans doute trop pour ceux qui ont une vision plus… déjantée de cet opéra. Le fait que nous entendions l'œuvre dans une version anglaise et non dans sa version allemande édulcore un peu ce côté sang, larmes, points noirs et pores dilatés que l’on ressent dans la version originale.
La captation d'Andy Sommer est de qualité. Il réussit presque toujours à éviter de tomber dans les ornières du plan large permanent qui réduit le spectateur au rôle d’entomologiste en manque de loupe. Il n’abuse pas plus d’une succession de gros plans, de champs et contrechamps tout aussi irritante.
L’atmosphère du lieu et du jour est assez bien rendue par les éclairages d'Urs Schönebaum, et les quelques plans de coupe sur l’orchestre ne nuisent pas au déroulement de l’action. Le travail sur le son est en tout point remarquable et ne peut susciter que des compliments à l'ingénieur du son Jean-Louis Nathan.
Au final, cette captation rend fidèlement compte des choix esthétiques et musicaux qui ont été faits pour cette production. Si l'on adhère aux partis pris de mise en scène et d’exécution, la satisfaction sera au rendez-vous.
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Jacques Paris