De tous les opéras de Wagner, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg est très certainement celui qui attend son metteur en scène. Que ce soit Le Ring, Parsifal, Tristan ou Le Vaisseau fantôme, tous ont connu une ou plusieurs productions exemplaires. Mais tel n'est pas le cas des Maîtres chanteurs. Cela signifierait-il qu'il soit le plus délicat de tous à monter et serait-il la preuve que, comme le disait Molière, faire rire les honnêtes gens est une entreprise si étrange ? N'en déplaise à certains wagnériens qui, même, ont maille à partir avec cet opus hors-norme dans la production de leur compositeur de prédilection, Wagner y est pourtant bien parvenu. Le livret dont il est là aussi l'auteur, et où certains ne voient que lourdeur toute germanique, nous semble au contraire d'une habileté extrême dans sa présentation de tous les ingrédients nécessaires à une vraie comédie : très sympathique argument avec prince charmant ; jeune fille et sa duègne obligée, toutes deux à la recherche du grand amour ; barbon plus ridicule que méchant ; suspense d'une machination à la Hoffmannstal dans Le Chevalier à la rose, serti dans les parfums de tilleul d'une nuit d'été confondante de poésie surgie de la Renaissance allemande. Wagner saupoudre le gâteau de l'ingrédient suprême : une belle mélancolie sur le temps qui fuit, sur le désir et la réciprocité des amours. Et comme si les neurones musicaux n'étaient pas à satiété, il nappe le chef-d'œuvre avec la hauteur de vue d'une précieuse réflexion sur l'évolution du langage musical. Et le tout s'imbrique à merveille au long des 4h30 de l'imposante partition. Dès lors, comment peut-on bouder son bonheur face à cette pause lumineuse entre les ténèbres du Ring et les tortueux mélismes de Tristan et Isolde, même si la structure du mini-duo d'amour Eva/Walter de l'Acte II apparaît comme un condensé troublant du chant de leurs illustres aînés.
À Bayreuth, chez les Wagner, hormis la poétique version Wielandisée de 1959, les Maîtres ont croulé des décennies durant sous l'épaisseur du trait de son frère Wolfgang avant d'être très (trop?) radicalement relus en 2007 par son arrière-petite-fille Katarina. On garde aussi le souvenir des versions ascétisées de Claude Régy au Châtelet en 1990 ou de Pierre Stroesser à Genève en 2006 qui avaient le mérite de faire table rase de tout relent de "fête de la bière". Mais c'est en toute logique que triomphe fut fait à la supra-intelligente direction d'acteurs de la récente version, un brin classique tout de même, de David McVicar à Glyndebourne. C'est dire combien était attendue la nouvelle version confiée à un Stefan Herheim tout frais auréolé de son passionnant Parsifal à Bayreuth.
Stefan Herheim est un metteur en scène passionné, à l'imagination débordante, et l'on ne s'en plaindra pas. Les Maîtres qu'il a sortis de son cerveau sont les plus débordants d'images qui soient. Le Wagner qu'il nous donne à voir dès avant le début de l'Ouverture, cet artiste sous l'emprise de la Muse qui se lève en pleine nuit pour consigner la fulgurante inspiration, ce pourrait bien être lui, Herheim ! Wagner intime donc, en chemise et bonnet de nuit, dans son intérieur Biedermeier parsemé de bustes des grands maîtres dont il sera question dans le monologue final du célèbre cordonnier : Schopenhauer, Beethoven, et bientôt Wagner…
On se sent d'emblée tellement bien dans cet intérieur chaleureux - les Allemands utiliseraient le qualificatif "gemütlich" - que, par un ingénieux effet de scène, Herheim va nous y faire pénétrer en agrandissant le mobilier.
À l'Acte I, à jardin, le joli secrétaire couleur miel grandit jusqu'à occuper toute l'immense scène du Grosses Festspielhaus et devenir plateau pour les chanteurs inversement réduits à l'état de Lilliputiens. Il en est de même pour les objets : les nombreux volumes de la bibliothèque de Sachs domineront les personnages. Un recueil du Knaben Wunderhorn deviendra herbier dont sortiront des fleurs séchées géantes. D'autres volumes serviront de podium. Les bibelots qui ornaient le dessus du secrétaire seront tabourets pour l'assemblée des Maîtres. Le vitrage à jardin et les tuyaux d'orgue qui ornaient le haut du secrétaire parviendront même à donner une idée de l'Église Sainte-Catherine de Nuremberg ! Autant de bien belles idées qui fonctionnent admirablement sur le plan visuel.
À l'Acte II, la loupe du metteur en scène se focalisera sur une autre partie de l'intérieur de Sachs et la Nuit de la Saint-Jean se déroulera entre armoires et étagères devenues géantes à leur tour, avec irruption de personnages de Grimm dont on a eu le malheur d'entrouvrir le recueil. Précisons que l'apparition de ces célébrités enfantines sera tout sauf disneyienne. La bagarre finale s'égare plutôt du côté du Gotlib de Rhâââ Lovely avec son bestiaire dionysiaque sautant sur tout ce qui bouge. Même le veilleur de nuit ne sera pas épargné !
L'Acte III revient pour son premier tableau sur le décor initial dans son intégralité, avant de se disloquer pour une Festwiese où toutes les échelles de tailles sont confondues : certaines pièces ont conservé leur dimension, d'autres non… Des garçons minuscules dansent avec des filles énormes… Pas un instant ne pointe l'ennui dans cet univers grouillant d'idées. Signalons la très belle illustration du Prélude du III, où le très judicieux parcours de Sachs de cour à jardin, très wagnérien dans le principe, lui permet de réviser les deux Actes précédents, comme autant de moments de vie.
Avec ce visuel qui émerveille constamment et cette attention portée par le metteur en scène à toutes les zones d'ombre de la partition, l'on pourrait penser tenir enfin la version historique des Maîtres chanteurs que l'on attendait. Mais ce n'est pas tout à fait le cas. Ces Maîtres souffrent des mêmes défauts que le Parsifal très fêté que Herheim a montré cinq étés durant sur la Colline verte de Bayreuth. Pour brillant qu'il était (la villa Wahnfried, le Reichstag, le finale), le spectacle souffrait d'un brin de surcharge et de quelques idées maladroites (le Chaste Fol en costume marin, Klingsor en porte-jarretelles).
Ce qui coince de la même façon dans ces Maîtres chanteurs, c'est l'application au forceps d'un concept. Pourtant, ce concept est puissant et nous l'applaudissons. En revanche, la direction d'acteurs se situe en deçà et nous avons du mal à suivre des personnages devenus marionnettes. Il est vrai que telle est un peu l'idée générale : tous ces personnages sont des marionnettes issues de l'imagination de Sachs-Wagner, de surcroît écrasés par des décors gigantesques. Cette gêne est malheureusement confortée par une fin très problématique et peu lisible. Sachs mourant d'une crise cardiaque, remplacé par Beckmesser. A-t-on bien compris ? Le metteur en scène semble en douter lui-même, qui rajoute une ultime joute Sachs/Beckmesser aux saluts. L'on est de même loin d'être convaincu par la marionnettes-party à laquelle s'adonnent les héros avant la Festwiese dans la salle de jeu du cordonnier, à proximité du castelet où s'étaient réfugiés les amants à l'Acte II, et de l'édifice (le Festspielhaus ?) que Sachs avait construit avec des cubes de bois dès l'Ouverture…
Peut-être est-ce aussi une question de distribution. L'Eva d'Anna Gabler, si juste chez McVicar, nous paraît ici forcer le trait avec ses pleurs à la découverte de son portrait sur le chevalet de Sachs. De fait, la chanteuse, très attachante et investie, donne l'impression de devoir mettre sans cesse sous contrôle une émission lumineuse.
Roberto Sacca, à l'aise avec la tessiture de Walter, pas loin de René Kollo, souffre d'un évident manque de séduction. Son jeune premier, assassiné de surcroît par certains gros plans, passait certainement mieux dans la salle. Là encore avantage très net à Marco Jentzsch chez McVicar.
À la place d'Eva, nous n'aurions d'oreilles et d'yeux que pour le Beckmesser de Markus Werba. Très juvénile d'allure, belle voix éloignée autant que possible des couinements de jadis dans le rôle, on s'étonne qu'avec un pareil chanteur, le très attentif Herheim n'ait pas poussé plus loin son travail de réhabilitation d'un personnage abonné aux lazzi depuis près d'un siècle et demi.
Michael Volle marquera indéniablement le rôle : d'une élégance de récitaliste, jamais essoufflé, le baryton domine toute la distribution de sa voix idéalement projetée. Totalement investi dans la conception de Stefan Herheim, il en épouse les excès, surjouant lui aussi là où Gerald Finley chez McVicar était Sachs de voix comme de corps.
Un David qui récolte plus de points à l'applaudimètre que Walter : c'est ce qui est arrivé à Salzbourg à Peter Sonn. Très éloigné lui aussi des David agaçants de testostérone adolescente, le ténor propose un personnage très sérieux de mine, mais faisant front crânement face à une écriture vocale dont il nous fait découvrir qu'elle ne peut être confiée au premier novice venu.
Il n'existe d'ailleurs pas de petit rôle chez Wagner, comme que le prouve ici la Magdalene intimidée et un peu vissée sur l'œilleton du chef de Monika Bohinec.
Goûtons sans réserve le chant intelligent de Georg Zeppenfeld, Pogner très subtil d'allure.
Le Kothner d'Oliver Zwarg, tout d'autorité dans ce moment de la partition qu'est l'énoncé des règles, est parfaitement à sa place à la tête d'une confrérie de maîtres intouchables. Enfin, n'oublions ni le très émouvant Veilleur de nuit de Tobias Kehrer, savoureusement malmené par la géniale bataille nocturne, ni le Chœur du Wiener Staatsoper, à la hauteur de celui de Bayreuth dans "Wach auf" comme dans les nombreuses interventions de la monstrueuse partition.
Un Acte II très allant et un Acte III qui prend son temps, d'allure karajanesque : la direction très solide et quelque peu sérieuse de Daniele Gatti a la lourde charge de s'imposer face à cet univers original qui lui vole forcément la vedette.
Le réalisateur de la captation, Hannes Rossacher, pourrait ne pas savoir où donner de la caméra dans ce spectacle foisonnant. Or il s'en sort plutôt bien si l'on excepte de stupides plans de coupe aux moments essentiels de la mise en scène, ceux où le décor change de taille !
La version mise en scène par David McVicar embrumait les yeux. Celle de Stefan Herheim génère un plaisir plus intellectuel mais, malgré les réserves que nous avons exprimées, se montre plus originale et passionnante. En cela elle prend forcément la tête de la vidéographie. Bien qu'in fine, à l'instar du Sachs de cette nouvelle version, le spectateur se prend à rêver : et si, dans l'univers de Stefan Herheim, l'on pouvait installer la distribution et la direction d'acteurs de David McVicar ?
À noter : Les Actes I et II sont proposés sur le DVD 1 (148’13) ; l’Acte II, sur le DVD 2 (133’19).
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Jean-Luc Clairet