S'il fait partie de ce qu'il est communément convenu d'appeler la "trilogie populaire de Verdi", Le Trouvère (Il Trovatore) ne touche pas au cœur comme ses deux vis-à-vis, Rigoletto et La Traviata. Malgré son dramatisme intense et son avalanche de numéros devenus des classiques dès sa création en 1853, son livret alambiqué prête souvent à sourire. On peut donc, dans un premier élan, savoir gré à Dmitri Tcherniakov d'avoir voulu monter à l'assaut de ce bastion narratif. Va-t-on enfin comprendre Le Trouvère du premier coup ?
Las, la voie choisie par le metteur en scène s'engouffre cette fois dans la plus inexplicable des impasses. En effet, pour cet opéra plus compliqué à mémoriser que tous les opéras de Vivaldi réunis, Tcherniakov a décidé de rajouter une complexité supplémentaire ! Qu'on en juge…L'action ne se situe plus en Espagne au XVe siècle. Peu importe, car les transpositions historiques ont donné lieu à des mises en scène mémorables chez Patrice Chéreau, Olivier Py, Robert Carsen, Paul Guth, Mariame Clément et même chez Tcherniakov lui-même. L'action se situe dans un lieu unique. Aucun problème de ce côté-là non plus, et pour les mêmes raisons : il n'est qu'à citer les chocs récents des Mozart de Michael Hanecke.
C'est peut-être bien une première, la nouveauté vient ici de ce que Tcherniakov a décidé de raconter une autre histoire que celle du livret de Salvadore Cammarano et Leone Emanuele Bardare. Parti fort judicieusement de l'idée de Verdi d'intituler son opéra "Azucena", et qu'une grande partie de l'action se passe hors la scène et le plus souvent dans le souvenir, il fait de la gitane le personnage principal de son Trouvère. Dans cette production, Azucena est une sorte de cartomancienne de luxe qui, des années après, dans le but de comprendre ce qui est arrivé, va inviter les personnages du drame verdien à se remémorer via des jeux de rôles les événements que Verdi leur a fait vivre dans son abracadabrantesque chef-d'oeuvre. Tcherniakov fait aussi sienne la célèbre remarque de Toscanini relative aux cinq plus grands chanteurs du monde nécessaires à tout Trouvère. De fait, il évaccue tous les comprimarii. Exit ainsi la confidente Inès, le soldat Ruiz, sans parler du vieux gitan et du messager. Les répliques de ces personnages épisodiques sont réparties dans les bouches des cinq chanteurs rescapés, lesquels ont parfois aussi en charge certaines parties chorales. Précisons que le chœur sera invisible aux yeux des spectateurs, relégué en fosse.
Le superbe décor d'une demeure rouge aux boiseries d'ébène illustre la métaphore des passions noires des hommes et pourpres du sang des cerveaux. La pièce est aussi vide de meubles, à l'exception d'un divan, que les têtes des protagonistes sont pleines de traumas de tout genre. Les tempêtes sous les crânes, spectateurs compris, peuvent se déclencher dans ce huis clos impitoyable. La musique commence au terme d'un prologue muet de cinq minutes qui fait entrer dans l'aquarium fatal de cette scénographie claustrophobique cinq chanteurs condamnés à une constante promiscuité. Seul Ferrando, abattu à bout portant et à la surprise générale au terme de "Di quella pira", sera autorisé à quitter le jeu de ce monde étouffant d'opacité, son cadavre immobile demeurant sur scène durant toute la quatrième partie. Dure journée pour les chanteurs mais aussi pour les spectateurs !
Nous avons lu les explications du concept de Tcherniakov figurant dans le livret fourni par l'éditeur seulement après le visionnage du DVD, et avouons que nous n'avons absolument rien compris à ce spectacle, certainement le plus abscons auquel il nous a été donné d'assister ! Tcherniakov a eu beau placer quelques cartons entre les tableaux - "Se souvenant de leur rencontre dans le jardin, tard dans la nuit"… -, c'est peine perdue. La lecture, après visionnage, des déroulés comparés chez Verdi et Tcherniakov, eux aussi présents dans le livret, n'y changera rien et on s'épuisera devant la contrainte de ce concept harassant, lequel fait écran à la musique. À aucun moment nous ne parvenons à nous départir de l'idée frappée du bon sens : comment Azucena peut-elle réunir, des années après, des personnages qui, pour certains, sont morts sous la plume de Verdi ?
Il y a deux Tcherniakov, celui des grandes réussites lyriques de notre temps avec Eugène Onéguine (pourtant sans discontinuer autour d'une table), Macbeth et Wozzeck. Et il y a l'autre, celui qui, à Aix, joue avec le feu de la narration pour un Don Giovanni avec explication de texte, aujourd'hui l'ascendant de ce Trouvère totalement incompréhensible. C'est le même Tcherniakov qui, pour l'auteur de ces lignes, a totalement raté Dialogues des carmélites en enfermant les religieuses de Poulenc dans l'exiguïté d'un décor absurde qui, c'est un comble, ne permet pas aux voix de s'exprimer.
Si ce Trouvère va bien au-delà de la simple transposition et ouvre ainsi une nouvelle porte à la mise en scène d'opéra, on n'est pas sûr d'avoir envie que s'y engouffrent d'autres titres du répertoire. Imaginons un instant Tosca ou Les Troyens à l'aune d'un pareil traitement, à savoir quelques années après les événements survenus dans leur livret respectif : Sauve qui peut !
On trouve les spectateurs de La Monnaie bien sages à l'apparition du metteur en scène, à la fin de la représentation. On note aussi que Maria Poplavskaya choisit de s'éclipser à cet instant des saluts. Hasard ou signe d'un légitime trop plein de maltraitance ? La chanteuse russe, dotée de moyens vocaux plus spectaculaires que son investissement scénique appliqué - c'était aussi le cas de sa Marguerite dans Faust au Met - est particulièrement mise à l'épreuve dans son incarnation scolaire d'une Leonora femme-enfant sur laquelle pleut la testostérone. Tcherniakov va jusqu'à lui faire chanter "D'amor sull'ali rosee", dos aux spectateurs, face au mur ! La malheureuse chanteuse, jusque-là presque indemne, voit tous ses registres écartelés par ce numéro si difficile et semble vivre un chemin de croix dépassant celui du personnage.
Giovanni Furlanetto campe un Ferrando bien en place à défaut d'être inoubliable, à la hauteur du fonctionnaire qu'on lui demande d'incarner. Le Comte de Luna de Scott Hendricks chante comme Tcherniakov le fait jouer, entre deux bières et une platée de chips. L'incarnation est solide voire épaisse. L'on se dit que là encore le metteur en scène porte peut-être la responsabilité d'une voix très investie mais peu subtile. En veste de crocodile, trouvère moderne façon Johnny Hallyday russe, le Manrico de Misha Didyk se sort plus qu'honorablement de cette étrange affaire avec un chant solaire, très italien d'allure, qui méprise le contre-ut que Verdi n'a jamais écrit.
Mais celle qui réaliserait le vœu du compositeur en faisant s'intituler ce spectacle Azucena, c'est bien sûr Sylvie Brunet-Grupposo. Le capital de sympathie est immense pour cette chanteuse hors-norme dont les apparitions sont toujours mémorables, annonciatrice du grand frisson, comme lorsqu'elle incarne Madame de Croissy à L'Opéra de Lyon avec Christophe Honoré. Elle est ici la seule qui tire son épingle du jeu ultra-contraignant imposé par le metteur en scène à une distribution de chanteurs qui font preuve d'un investissement qu'un quintette de stars du chant médiatisées aurait à coup sûr décliné. À ce titre, ils méritent notre respect.
"Verdi était quelqu'un qui travaillait beaucoup avec les forces vives qui étaient mises à sa disposition", rappelle Marc Minkowski. Accaparé par la compréhension de cette étrange mise en scène, le spectateur a quelque difficulté à situer la direction du chef, quelque part entre brutalité, sautes d'humeur et vrai envol, avant de se dire que Le Trouvère, c'est finalement tout cela à la fois et que le vibrionnant spécialiste de Rameau est à sa place chez Verdi. Les chœurs de La Monnaie sont les puissants moteurs de la mémoire intérieure voulus par le metteur en scène.
Si la captation du réalisateur Andy Sommer rend parfaitement compte d'une production beaucoup moins périlleuse à capter que tant d'autres plus nourricières d'images, cette vidéo, musicalement honorable, est au final davantage destiné aux fans de Dmitri Tcherniakov ou des artistes de ce nouveau Trouvère, qu'à ceux qui désirent faire leurs premiers pas face au casse-tête de cet opéra énigmatique.
Lire le test du Blu-ray Le Trouvère mis en scène par Dmitri Tcherniakov à La Monnaie
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Jean-Luc Clairet