Martha Argerich se trouve au centre de trois œuvres : le Concerto pour piano et orchestre No. 2 Op. 19 de Beethoven et la Sonate en ré mineur K. 141 de Scarlatti, enregistrés en juillet 2009, ainsi que le Concerto pour piano No. 1 Op. 35 de Chostakovitch capté en juillet 2010. Le programme est complété par la Symphonie en ut majeur de Bizet, dirigée, comme les autres pièces concertantes, par Gabor Takács-Nagy.Le Concerto pour piano et orchestre No. 2 de Beethoven est une des œuvres fétiches de Martha Argerich. Écrit en 1794-1795, il a en fait été composé avant le Concerto No. 1 et présente une facture encore assez "classique". Dès l'Allegro con brio, on sent l'influence de Mozart, même si Martha Argerich et Gabor Takács-Nagy y insufflent une touche beethovénienne marquée annonçant les concertos ultérieurs. La pianiste et le chef déploient en effet une énergie tempétueuse toute romantique. Argerich distille avec maestria legato, staccato, et glissandi, et habite totalement cet univers du premier Beethoven. L'orchestre - composé de jeunes talents, comme le veut la tradition du Festival de Verbier depuis sa création en 1994 - se hisse réellement à la hauteur de sa réputation, et le chef hongrois, directeur musical de cet orchestre depuis 2007, se place en symbiose totale avec la pianiste. Les regards échangés avec la soliste en attestent, assurant toute la précision des attaques.
L'Adagio révèle à quel point l'ensemble des instrumentistes parvient à faire corps avec cette grande prêtresse du piano que doit représenter pour eux Martha Argerich, forte de toute sa personnalité, de son expérience et de l'expressivité qu'elle déploie tant par le toucher du clavier que son visage. Entre legato et staccato, avec une extrême douceur, les notes se succèdent dans un jeu perlé, véritable aboutissement du travail de toute une carrière.
Lorsqu'éclate brusquement le Rondo, une énergie stupéfiante se dégage de l'ensemble et s'allie à une grande maîtrise technique. Cette conception quasi endiablée aboutit à une rythmique comme montée sur ressorts ! Le dialogue parfois déchaîné entre le piano et les impressionnantes réponses orchestrales provoquera une spectaculaire ovation du public à la suite de la coda du Concerto, trop souvent négligée en concert.
La courte Sonate en ré mineur K. 141 de Scarlatti, interprétée en bis par Martha Argerich, nous transporte à l'époque baroque au moyen des qualités pianistiques précédemment mises en avant et avec une virtuosité accrue exprimée sur piano moderne Steinway.Enregistré en 2010, soit la saison suivante, le Concerto pour piano No. 1 de Chostakovitch*, composé en 1933, nous plonge, bien entendu, dans une esthétique musicale bien différente. Dans le premier mouvement Allegretto, Argerich adopte un jeu musclé associé à une remarquable précision. Là encore, le jeune orchestre épouse entièrement la conception interprétative de la soliste. Mais, pour le Lento, l'intervention quasi nostalgique de la trompette de David Guerrier, à la manière d'une plainte, permet à la pianiste un jeu très différent. Le visage de cette dernière se tend un peu, et elle égrène les dernières notes comme autant de larmes pour nous laisser à mi-chemin entre drame et recueillement. Avec le 3e mouvement Moderato, la tension dramatique recule pour nous conduire dans un univers presque "barbare" qui nous rappelle certaines œuvres de Stravinsky. Enfin, pour le dernier mouvement, Martha Argerich nous promène au sein d'une sorte de cavalcade, multipliant les trilles et les glissandi spectaculaires au côté des interventions de la trompette. Avec son écriture aux antipodes de l'art officiel du "réalisme socialiste", cet Allegro con brio plaçait Chostakovitch à la limite de la censure stalinienne. Les applaudissements du public salueront comme il se doit cette impressionnante interprétation.
* Voir extrait vidéo à la fin de ce test.
Lorsque Bizet composa sa Symphonie en ut majeur en 1855, il était alors âgé de 17 ans ! D'une fraîcheur étonnante, ses quatre mouvements permettent une mise en valeur du jeune orchestre et de son chef. De fait, Gabor Takács-Nagy réussit à instaurer une complicité avec les instrumentistes qui nous procure autant de plaisir auditif que visuel au travers d'une interprétation à la fois sculptée et aérienne. Les pupitres expriment une véritable attention aux autres et c'est sans doute là une des raisons de la cohérence sonore que nous pouvons saluer. L'Adagio sera rendu avec une grande tendresse, notamment lors de l'intervention du hautbois solo appuyé par la flûte traversière. Dans l'Allegro vivace, la dynamique rythmique de l'orchestre se hisse, par certains aspects, au niveau des pages symphoniques de Beethoven, tandis que la direction se fonde sur le procédé romantique basique dit de la "tension/détente". Enfin, dans le dernier mouvement, l'élan vital du jeune Bizet est servi au mieux jusqu'à une superbe coda entraînant à nouveau l'enthousiasme du public.
Ce concert, vous l'aurez compris, peut s'entendre comme un véritable hommage à l'art de l'exceptionnelle et versatile pianiste Martha Argerich, mais également à un jeune orchestre superbement dirigé dans un programme non seulement varié mais peu défendu.
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Jean-Luc Lamouché