Hector Berlioz serait heureux en ce début de siècle car il n’est quasiment plus besoin de présenter ses Troyens. Pourtant, quel douloureux enfantement : Après deux ans de fiévreuse composition, Berlioz se verra obligé d’accepter en 1863 le charcutage de son œuvre en deux parties et ne verra sur la scène que la seconde ("Ô ma noble Cassandre… je ne t’entendrai jamais !"). Puis ce seront calomnies : inspiration inégale, livret maladroit et peu scénique, durée rédhibitoire alors même que ses quelque quatre heures d’horloge n’atteignent pas la durée des grands Wagner… Autant de jugements malhonnêtes qui accréditent l’idée que l’on pourrait croire bien française que nul n’est prophète en son pays. Une lettre de Siegfried Wagner nous rassurera heureusement par l'idée que, sans l’étranger – et notamment la France -, le Festival de Bayreuth n’aurait pas perduré !
Les Troyens mutilés, Tannhauser intégral : le calvaire de la comparaison wagnérienne aura cours jusqu’à la fin du XXe siècle. L’ambition du Français n’était pourtant pas d’égaler le Maître de Bayreuth mais bien plutôt de fondre en un seul opéra sa passion pour Virgile (son père ne l’a pas prénommé Hector par hasard), Shakespeare et Glück. Ce qu’il est parfaitement parvenu à faire. Son grand œuvre ne tient pas seulement de Shakespeare par les dimensions temporelles mais aussi par la multiplicité des personnages et des atmosphères. Quant au lyrisme glückiste, il est de surcroît magnifié par l’orchestration toujours fascinante du génial compositeur de la Symphonie Fantastique. Bref, il faudrait être sourd pour ne pas être bouleversé tout autant par Les Troyens que par La Walkyrie. Toutefois, dans un souci de totale transparence, signalons que la musique du grand Hector est plus difficile d’accès que celle du grand Richard. Ses mélodies sont d’une longueur aussi élevée que leur inspiration. La phrase sublime de Didon à l'Acte IV "Tout conspire à vaincre mes remords et mon cœur est absous" en constitue un parfait exemple. Par opposition, les motifs wagnériens sont, eux, en général très brefs. L’absence de leitmotiv chez Berlioz oblige également au renouvellement continu du discours mélodique.
Fort heureusement, aujourd’hui, à une époque où l’on a appris à écouter Rameau, Charpentier et même Offenbach, l’affaire troyenne semble entendue et la France sait enfin qu’elle aussi a un Beethoven et même un Wagner. Rappelons qu’elle a été aidée en cette prise de conscience par l’Angleterre via la première intégrale des Troyens au Covent Garden de Londres dirigée par Rafael Kubelik en 1957. Toujours dans la capitale anglaise, Colin Davis remettait le couvert sur la même scène en 1969, et l’enregistrement historique (Philips) qui s’ensuivit apprit Les Troyens au monde entier ! Ont disparu les désuets intitulés La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage. Les Troyens existent enfin ! Au bout de quelque 150 ans voilà cette œuvre à la place qui aurait dû être la sienne dès le départ, rejoignant le trio de tête des plus beaux opéras français, Carmen/Pelléas et Mélisande/Dialogues des Carmélites, le transformant en un quatuor de haute volée.
Avec un succès jamais démenti, Les Troyens ont ensuite parcouru le monde dans des productions très diverses. La Fura dels Baus a présenté il y a peu une interprétation audacieuse où le Cheval de Troie était imaginé en virus informatique. En 1990, Les Troyens ont fait l’ouverture de l’Opéra de Paris-Bastille en proposant deux formules : l'une en deux soirées, l'autre en une soirée. Ces représentations annoncées comme la première intégrale française ne furent pas l'événement attendu car les ballets en furent hélas évacués. Ce qui ne fut pas le cas au cours du Festival Berlioz de Lyon en 1987 dans la production inégalée et archi-intégrale (on y entendait même les cinq minutes de la scène dite "de Sinon", très belle scène pourtant coupée par Berlioz). Production exemplaire d’intelligence et d’imagination des jeunes Moshe Leiser et Patrice Caurier, sous la baguette passionnée de Serge Baudo. Mais la version la plus connue des Troyens est celle du Théâtre du Châtelet, captée en 2003, avec Anna-Caterina Antonacci et Susan Graham. Le classicisme un rien froid du metteur en scène Yannis Kokkos pouvait frustrer, ce qui n’était pas le cas de la partie musicale exemplaire en tout point soulevée par un John Eliot Gardiner en pleine forme.
Juin 2012 : Covent Garden encore ! "Pour réussir Le Trouvère, il suffit de réunir les quatre plus grands chanteurs du monde", disait Toscanini. Sa boutade ne s’applique évidemment pas aux Troyens qui appellent une manière de spectacle total où chanteurs, bien sûr, chef, mais aussi metteur en scène, sont à la hauteur du propos. Impossible de se satisfaire de Troyens fonctionnaires confiés à un tâcheron. De fait la nouvelle production du Royal Opera House ne lésine pas sur les moyens. Il faut dire que l’attente était immense, et pas seulement à Londres, cette fois…
La défection pour raisons de santé de Jonas Kaufmann a été un choc qui peut expliquer les commentaires assez tièdes qui ont accueilli ce spectacle. Le ténor américain Bryan Hymel, déjà Énée au Met en remplacement de Marcello Giordani, défaillant, reprend le rôle ici et s’impose avec autant de présence physique que de crédibilité vocale. Bien sûr, on peut imaginer un timbre plus parfait pour ce rôle à la tessiture invraisemblable. Mais pour qui a appris ses Troyens avec Vickers chez Colin Davis, ce n’est pas sans une émotion toute proustienne que l’on trouvera une certaine ressemblance entre les deux voix avec, et ce n’est pas faire injure à l’immense ténor canadien, un net avantage pour Bryan Hymel : chant plus policé, émission moins ingrate. Toutes les notes sont là, sans jamais faiblir. Rappelons en outre qu’Énée est le seul personnage qui apparaît dans les cinq Actes. Aucune vulgarité ni démonstration de force, pas même dans la conclusion spectaculaire d’"Inutiles regrets", où il ose une tenue à la "Wälse" façon James King chez Solti. Ce généreux moment, enterrant définitivement les éventuels regrets concernant l’absence de Jonas Kaufmann, a hélas son revers : le déchaînement des applaudissements mérités d’une salle qui se croit alors chez Verdi. Hector Berlioz aurait-il aimé cette rupture vouée au culte de la performance au détriment du discours dramatique ? Pas sûr…
Très belle et constante présence scénique, bien appareillé à Eva-Maria Westbroek. Avec Bryan Hymel, elle forme un couple très crédible, magnifiquement mis en valeur, comme tous les protagonistes de la production, par les superbes costumes de Moritz Junge. Merveilleuse Sieglinde, Westbroek est-elle une merveilleuse Didon ? On est tenté de n’avoir pas envie de chipoter sur ses aussi soudaines qu’inexplicables avalanches de voyelles ni sur un exceptionnel "tu prépares ta fouite" ! Notons qu'on prononce généralement mieux à Troie qu’à Carthage dans cette production où le français est malgré tout de très bonne tenue. Sa Didon plus opulente qu’émouvante (Ah, Veasey !) s’accommode cependant plutôt bien ici des graves berlioziens.
Cassandre est-il le rôle d’Anna Caterina Antonacci ? On serait tenté de l’affirmer tant elle semble investie dans ce personnage qu’elle a déjà exemplairement défendu sous la direction de Gardiner [lire notre critique de la production des Troyens au Théâtre du Châtelet disponible en Blu-ray et DVD chez le même éditeur]. Neuf ans plus tard, on la retrouve dans le même rôle, totalement impliquée dans la Cassandre très expressionniste que lui demande McVicar. Cette Cassandre est une totale illuminée qui rampe à plat ventre, sur le dos et dont le visage semble échappé d’un film muet. La prestation vocale est a contrario plus subtile, produisant parfois d’insensés pianissimi, ou encore des phrases à la limite du chuchotement, voire du parlando. Pas une consonne ne manque à l’appel. La voix est belle. Une captivante diseuse. Anna Caterina Antonacci livre ici une performance absolument mémorable.Berlioz entoure son trio vedette de personnages que sa musique va habiller avec tout autant d’inspiration. Le Chorèbe de Fabio Capitanucci s’acquitte de son rôle avec une projection digne, même si pas exceptionnelle (celle de Glossop chez Davis l’était-elle ?). Belle mention à Hanna Hip, Anna juvénile dans ses superbes costumes arabisants. Timbre chaleureux, prononciation impeccable et belle actrice. Même compliment pour l’Ascagne androgyne très crédible de Barbara Senator… On sera en revanche plus sévère pour le Narbal vieillissant à tous points de vue de Brindley Sherratt. Est-ce un clin d’œil de McVicar d’avoir fait de ce personnage essentiel qui a tout de même beaucoup à chanter, un homme à bout de souffle qui serait mieux à sa place dans le rôle muet du vieux laboureur ? Rendons hommage au Iopas de Ji-Ming Park, à la diction parfaite ainsi qu’au très bel Hylas d’Ed Lyon. Quant aux comprimarii, ils sont diversement distribués : très bon premier soldat d’Adrian Clarke, mais Panthée un peu tout en voyelles de Ashley Holland.
À l’image des réserves que l’on peut émettre sur le travail d’un Levine, la direction de Pappano, à la tête du très bel instrument de Covent Garden, ne nous semble pas toujours aussi ferme ni analytique que celle de Colin Davis malgré une évidente passion pour l’œuvre, mais elle reste spectaculaire.
Les spectacles de David McVicar sont parfois taxés d’académisme. Mais, de fait, son travail transcende toujours cette accusation, animé qu’il est par une envie toujours intacte : le metteur en scène écossais aime raconter des histoires et il sait le faire. Avec lui, les livrets sont d’une exemplaire lisibilité. De surcroît sa démarche est accompagnée d'un goût parfait. Pour ne citer que ses travaux les plus récents : Ses Maîtres-chanteurs de Glyndebourne frisent un certain classiscisme mais captivent constamment avant d’émouvoir aux larmes. Son Orlando dijonnais est d’une intelligence et d’une érudition diabolique sans temps mort et sans appréhension des da capo, quand son Ring à l’Opéra du Rhin est un feuilleton d’une sidérante beauté visuelle.
Ses Troyens à Covent Garden ne dérogent pas à cette règle d’une belle évidence tant narrative qu’esthétique et balaient toute critique relative à une éventuelle maladresse qui desservirait le livret berliozien. Ces quatre heures d'opéra sont un magnifique récit dont on a hâte de connaître le dénouement visuel. Admirons les très beaux décors d’Es Devlin, aussi bien dans une Troie de Second Empire - époque de la composition des Troyens - close dans un hémicycle métallique concave, rouillé et sanguinolent échappé de l’Alien III de David Fincher, que dans une Carthage de rêve, ceinte par le même hémicycle, convexe cette fois, mais d’allure mauresque avec ses moucharabiehs baignés de couleurs chaudes. Le clou du spectacle, le fameux Cheval de Troie, est un monstrueux édifice de métal très Révolution industrielle que l'on croirait né de la folie meurtrière des hommes. Avec ses roues dentées, ses canons, ses pistons, cette vision puissante, cauchemar à la Füssli, interroge et dit bien toute l’horreur de la guerre.
Sans être révolutionnaire, la direction d’acteurs est attentive à tous les enjeux. Le moindre rôle est visible tel l’impressionnant couple Second Empire Priam/Hécube. La moindre intention, toujours très musicale, se détache de ce qui pourrait n’être qu’une superproduction. Ainsi, le moment où Didon, en plein duo de l'Acte IV, sur les soubresauts des cordes graves tels que les affectionnait Berlioz, aperçoit sa main délestée de la bague de Sichée… Pas un choriste qui puisse être pris en flagrant délit d’indifférence. Ce n’est pas si courant…
Quelques regrets cependant : les ballets de l'Acte IV et la Chasse royale, moments providentiels pour un metteur en scène. David McVicar propose ici des images d’une grande sensualité mais un peu superficielles, surtout quand on a en mémoire la production Leiser-Caurier et sa prodigieuse mise en abyme qui donnait à voir un Berlioz façonnant ses héros avant que s’enfonce le théâtre fracassé de son rêve virgilien dans les sables de l’Afrique : inoubliable !
Saluons pour finir la captation toujours parfaite de François Roussillon. Le filmage propose, comme toujours chez ce réalisateur, une manière d’équilibre idéal entre gros plans et plans d’ensemble, ainsi qu'une lisibilité parfaite du placement des chanteurs dans l'espace scénique.
Interprètes investis, direction passionnée, belle mise en scène lisible et spectaculaire : voici de très beaux Troyens à défaut d’être suffisamment fouillés. Tel n’était pas le cas, on l’aura compris, de l’exemplaire production lyonnaise déjà citée, diffusée par FR3 à l’époque, et qui, comme la Lulu Boulez-Chéreau, dort inexplicablement dans quelque archive télévisuelle…
Les plus beaux Troyens dorment là… Soyons patients, comme Hector…
À noter : L'éditeur Opus Arte a considérablement soigné cette édition des Troyens. Un coffret avec titre embossé et vernis sélectif du plus bel effet abrite un luxueux livret de 80 pages couleurs illustré de fort belles photos de production pleine page. L'argument et une riche introduction à l'œuvre sont proposés en français, anglais et allemand. Les 2 disques sont présentés dans un digipack également illustré. Superbe !
Les Actes I à III sont proposés sur le DVD 1 (143'56) ; les Actes IV et V sur le DVD 2 (115'50).
Lire le test du Blu-ray Les Troyens mis en scène par David McVicar au ROH
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Jean-Luc Clairet