Si on se réfère à la discographie existante du Concerto pour violon de Tchaïkovsky, au sein de laquelle se trouvent plus de 20 excellentes versions - Oistrakh, Milstein, Heifetz, Ferras ou Grumiaux, pour ne citer que les légendaires… - on aura bien du mal à s’orienter vers un commentaire du présent enregistrement.
Ce type de comparaison n’aura finalement pas grand intérêt, et constituerait presque la négation même du statut "d’interprète" qui amène chacun, avec sa sensibilité, sa technique, sa propre lecture de l’œuvre, à se différencier de l’autre. Aussi choisirons-nous ici de statuer sur le présent enregistrement en tant que tel : récent et contemporain, tant pour sa réalisation (2006) que pour sa technologie SACD au format sonore Direct Stream Digital (DSD).
Le chef-d’œuvre de Tchaïkovsky est une affaire de violon autant que de chef d’orchestre. Il est de facture classique au cœur du romantisme ; il représente le Concerto pour violon russe initial, celui qui marquera en tout cas le départ d’une fort belle lignée qui comprendra plus tard ceux de Khatchatourian, Glazounov, Prokofiev et Chostakovitch. C’est une œuvre immense tant pour la somptuosité de ses thèmes que pour sa veine orchestrale ou encore l’authenticité de son expression.
Aujourd’hui, alors que l'on semble rendre à son auteur la place incontestée de grand génie de la musique russe du XIXe siècle, ses interprètes modèrent et gèrent d’autant mieux "son" romantisme que son histoire a été fort riche de grandes interprétations.
C’est bien le cas de Julia Fischer, la jeune violoniste allemande prodigieuse d’à peine trente ans. On sait que la musicienne poursuit parallèlement une carrière au piano : elle s’est produite en 2008 en Allemagne, au sein d’un même concert, dans le Concerto pour violon de Glazounov en première partie, puis celui pour piano de Grieg en seconde ! Optera-t-elle définitivement pour le violon ? Le présent enregistrement nous fait certes le souhaiter !
Dans le Concerto de Tchaïkovsky, son jeu possède l’autorité requise et fait face au poids de l’orchestre qui déploie le thème altier et héroïque du mouvement initial. Elle manifeste une retenue qui n’altère jamais son engagement et privilégie à tout instant une grande finesse de son et de phrasé.
La violoniste s’illustre par une gamme de nuances "piano" dans le second mouvement, la fameuse Canzonetta, qui revêtent ici un charme irrésistible : mezza voce dirait-on.
Mais il faut "chanter", et les deux exigences ne se conjuguent pas aisément. La musicienne joue précisément sur une gamme de timbres feutrés qui illustrent un savoir-faire exceptionnel.
Son retrait relatif au profit des interventions de l’orchestre est très habilement, très finement négocié.
Le final est bondissant, étourdissant, comme on l’attend. Il fait au concert, comme ici, toujours le plus grand effet. Yakov Kreizberg laisse éclater l’ivresse du tempo sur laquelle le violon s’essouffle. C’est sans doute ainsi que ce final est le plus grisant. En tout cas ici, il nous transporte véritablement.
Plus que jamais la complicité stylistique, et surtout rythmique ici, entre chef et soliste est convaincante.
Les interventions du tutti ou des solistes - servies par un son exceptionnel, lui aussi - sont plus belles les unes que les autres. Il s’agit bien d’une grande version du Concerto.
Les deux artistes ont déjà enregistré à maintes reprises ensemble, puisque leur catalogue comprend la Symphonie concertante et les cinq Concertos de Mozart, celui, double, de Brahms, de Khatchatourian, de Glazounov, le premier de Prokofiev, la plupart du temps avec le même Orchestre National de Russie.
Le couplage du présent programme est tout à fait intelligent puisqu’il nous propose des pièces directement liées au Concerto.
Deux d’entre elles sont d’ailleurs, comme lui, écrites pour violon et orchestre et constituent même des raretés du répertoire d'un véritable intérêt. En effet, le premier mouvement Méditation de ce Souvenir d’un lieu cher, était à l’origine prévu en lieu et place de la Canzonetta du Concerto pour violon auquel il s’apparente.
Quant à la Sérénade mélancolique, elle fut comme le Concerto, créée par le violoniste Adolf Brodski, qui en deviendra d’ailleurs le dédicataire.
On y retrouve cette retenue pudique, qui semble caractériser la personnalité musicale de Julia Fischer.
Elle opte pour une infinie douceur d’archet et pour une écoute de l’orchestre, pour une interpénétration des phrases musicales qui font de son style remarquable, le contraire du narcissisme qu’on trouve chez bon nombre de ses confrères.
La Valse-Scherzo constitue un agréable prétexte à la virtuosité que justifie le nom de "scherzo" accolé par l’auteur à son thème de "valse". Cette pièce de 1877 présente d’ailleurs, dans son jeu entre orchestre et soliste, plusieurs similitudes avec le premier mouvement du Concerto Op.35 qu’elle précède de quatre ans.
Elle constitue un divertissement qui ne l’égale toutefois pas.
Julia Fischer y est tout aussi brillante et enflammée, et une nouvelle fois fort bien secondée.
Le Souvenir d’un lieu cher Op.42 de 1878, sorte de recueil mélodique pour violon et piano, est quasi contemporain du Concerto.
Le lieu cher n’est autre que Braiolovo, le lieu de résidence de Nadejda Von Meck, où réside Tchaikovsky tout à l’écriture de la pièce.
Il nous donne à entendre non seulement une magnifique prise de son, d’un équilibre exemplaire entre les deux solistes (pour le second mouvement Scherzo, en particulier).
C’est aussi l’occasion d’entendre Yakov Kreizberg au piano.
La prise de son du présent programme est un vrai bonheur ! Chaque pupitre offre une présence fidèle et nous fait entendre avec une netteté confondante, le contrepoint orchestral des partitions. C’est d’autant plus intéressant et opportun qu’il s’agit, pour l’Orchestre National de Russie, du répertoire patrimonial dont il a bien entendu, comme personne, une maîtrise approfondie. Un vrai régal !
À noter : Ce SACD hybride est compatible avec tous les lecteurs de CD. Pour bénéficier des pistes multicanales et stéréo encodées en DSD, il faut utiliser un lecteur SACD.
Gilles Delatronchette