Le chef russe Valery Gergiev est décidément l'homme des paradoxes. On ne sait jamais avec lui si l'on va assister à la représentation de l'année ou si le résultat tant attendu se montrera décevant. À cela, il convient d'ajouter un risque de déception partielle, voire complète… Tout semble en effet dépendre de l'inspiration du moment au sein d'une vie consacrée à diriger un nombre considérable de concerts chaque année. Des multiples chaises musicales occupées par Gergiev, celle tenue devant l'Orchestre du Mariinsky prouve au moins que dans ces trois enregistrements de Symphonies de Tchaikovsky réalisés à la Salle Pleyel en janvier 2010, il parvient à tisser une étroite affinité artistique avec ses musiciens. Ce lien que l'on sent étroit tout au long des trois œuvres est renforcé par un attachement organique évident avec ce répertoire.
Le visage concentré, avec ou sans baguette, les mains animées de petits tremblements qui semblent donner vie aux départs et aux phrasés, la gestique de Valery Gergiev - précise mais si personnelle - insuffle une direction à la musique. Une direction pas seulement tragique, à la manière mythique d'un Mravinsky, mais où l'humain et l'espoir percent de temps à autre. Des respirations laissent chanter librement l'orchestre dans une détente nécessaire, inscrite dans la composition même. Gergiev ménage ces instants indispensables, perçus comme des îlots au milieu d'un destin tragique - le fameux fatum -, qui surnagent au milieu de grands traits pessimistes. Quelques secondes suffisent pour passer de l'un à l'autre : glaçants appels cuivrés sur les premières mesures de la Symphonie no. 4 ou basson lugubre pour la Symphonie no. 6, le chef parvient à ménager ses effets sans épuiser ses musiciens. Toujours dans la "Pathétique", la préparation du fortissimo, l'explosion du climax, viennent de loin, mais ils sont pensés et non plaqués, prévus de son côté mais toujours imprévisibles pour nous qui ne savons jamais jusqu'où peut aller l'orchestre. La tension perdure, sans saturation, fait frémir et appelle la rémission. Gergiev joue avec nos nerfs jusqu'à la dernière seconde. Le public, abasourdi, attendra un long moment pour applaudir à la fin de cette symphonie, enfin libéré de ce piège émotionnel savamment mis en place par les musiciens du Mariinsky.
Les très gros plans de la mise en images réalisée par Andy Sommer surprennent parfois mais prennent part à ces histoires tragiques que nous conte Tchaikovsky. Les gros plans sur les trémolos fébriles des contrebasses, les réponses télescopées des pupitres ou l'expressivité des visages participent à nous rendre palpables les liens très forts du chef avec ses instrumentistes. Effets faciles et grandiloquents de caméras sont ici bannis. Le montage use de nombreux fondus enchaînés sur les musiciens, moins fatigants à terme que l'alternance des plans, tandis que d'étonnants arrêts sur l'image du chef en pleine action sont habilement fondus dans l'ensemble.
Après avoir vu et apprécié ce programme vecteur d'une émotion permanente, l'amateur avide de comparaison pourra rapprocher cette captation de celle du concert dirigé par le même Gergiev à Abu Dhabi avec le World Orchestra of Peace. La Symphonie no. 5 de Tchaikovsky apparaît sous une lumière différente que l'on appréciera diversement…
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Nicolas Mesnier-Nature