Un des grands intérêts de cette captation réside dans sa distribution, à commencer par la performance de Plácido Domingo dans le rôle du Doge de Gênes au XIVe siècle. Tout comme dans les productions du Met et du Royal Opera House, captées aussi en 2010, le ténor incarne un remarquable Simon Boccanegra sur le plan dramatique, usant de la tessiture de baryton. Domingo contrôle et maîtrise tout, en particulier lors des duos qui le placent face à Paolo (Massimo Cavalletti), Fiesco (Ferruccio Furlanetto) ou Amelia (Anja Harteros), dont la voix se marie à la perfection avec la sienne. À l'Acte I, l'incarnation vocale et dramatique se montre superbe, jusqu'à la scène finale, impressionnante d'autorité. À l'Acte III, Domingo saura nous bouleverser lors de la mort du Doge, réconcilié avec Fiesco et bénissant l'union entre Gabriele et sa fille Amelia.
Fiesco est interprété par la grande basse Ferruccio Furlanetto. Moins présent à la scène que Domingo, sa prestance dramatique et vocale n'en est pas moins éclatante, comme en témoigne dès le Prologue le célèbre "Il lacerato spirito…". Puis sa voix s'harmonise parfaitement avec celle du premier, en particulier à l'Acte III, lorsque Fiesco commence à regretter la fin envisagée pour le Doge, et le face à face des deux hommes vieillis donne alors lieu à un duo des plus captivants.
Paolo, personnage fort peu sympathique s'il en est, est incarné par Massimo Cavalletti, excellente basse également. Ses interventions lors du finale de l'Acte I se montreront particulièrement marquantes. De même, au début de l'Acte II, lorsque Paolo est démasqué, l'acteur devient assez remarquable.
La soprano Anja Harteros prête ses qualités dramatiques à Amelia, mais également son vibrato instable à froid. Ainsi, au début de l'Acte I, "Come in quest'ora bruna" manque de l'assurance et des rondeurs attendues. Le duo d'amour qui suit, avec Gabriele, est déjà meilleur. Mais il faudra attendre le finale de l'Acte I pour que la voix prenne son envol et parvienne à une projection aisée. À l'Acte II, sa participation dramatique sera décisive et, à l'Acte III, dans sa robe blanche immaculée, elle saura nous toucher alors que son père mourant vit ses derniers instants.
Si Gabriele est pourtant un des rôles de prédilection de Fabio Sartori, il ne donne pas ici vraiment satisfaction. Relativement à l'aise avec la tessiture du personnage, le ténor n'a ni la crédibilité physique ni dramatique pour nous persuader de l'amour que lui porte Amelia… ! Dans "Cielo pietoso, rendila…", à l'Acte II, la ligne de chant est très bien tenue, comme seront vocalement très honorables ses interventions dans le trio du même Acte, les duos qui suivront, et les grands ensembles. Le problème est vraiment autre…
La direction de Daniel Barenboim et les qualités musicales de l'orchestre et des chœurs du Théâtre de la Scala de Milan constituent un autre atout d'importance pour ce Simon Boccanegra. La maîtrise du chef sur l'orchestre est entière, associée à une précision extrême. On perçoit chez Barenboim comme un don de soi en dépit d'une partition qui ne compte aucune grande page orchestrale. On notera, par exemple, la douceur des premières mesures du Prologue rendues telles une caresse, le court "Prélude" de l'Acte I et son finale doté d'une dimension dramatique fascinante, ou la rapide coda de l'Acte II.
Les chœurs de la Scala se montrent excellents dans cette partition qui les emploie sans leur offrir un écrin à la hauteur de celui d'autres opéras de Verdi, comme Nabucco. On pourra apprécier la scène finale de l'Acte I, alors que le peuple génois est au bord de la guerre civile, et une fort belle prestation en coulisses, à la fin de l'Acte II, en appui du trio.
La mise en scène très traditionnelle de cette production de Milan sert l'œuvre avec une iconographie particulièrement riche. Les costumes de Giovanna Buzzi sont superbes, et les décors soignés et parfois légèrement stylisés de Bruno Casoni - les voiles des bateaux au début du Prologue - nous plongent sans mal dans la Gênes de 1339. La direction d'acteurs de Federico Tiezzi est à la fois précise et expressive. Homme de théâtre et dramaturge, il s'est intéressé à la mise en scène d'opéras à partir des années 2000, en particulier avec les œuvres de Wagner et Verdi. La scène finale de l'Acte I restera sans doute dans les mémoires grâce à une dimension tragique parfaitement amenée et soutenue. De même, le travail de Tiezzi soigne on ne peut mieux la fin de l'opéra et la mort du Doge.
Peu de faiblesses, à vrai dire, dans cette captation de Simon Boccanegra. On regrettera d'autant plus le démarrage difficile d'Anja Harteros et la présence de Fabio Sartori dans le rôle de Gabriele, vocalement honnête, mais aucunement crédible sur scène. Reste que cette production mérite le détour pour ses nombreuses qualités intrinsèques, auxquelles il convient d'ajouter la captation réussie de Patrizia Carmine après un fort beau générique à l'esthétique travaillée.
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Jean-Luc Lamouché