La production de Simon Boccanegra au Metropolitan Opera avait déjà fait l'objet d'une critique dans nos colonnes. Qu'en est-il de cette autre version, également enregistrée en 2010, dont le casting propose le même Plácido Domingo dans le rôle-titre ? Les avis sont partagés sur la disitribution du rôle-titre comme en témoigne cette critique. [ndlr]Ce Simon Boccanegra de Covent Garden aurait beaucoup gagné à ne pas se situer dans un registre, certes efficace et bien rythmé, mais inoxydablement classique, un peu vide et sans surprise. Certes le décor est de belle dimension, sobre et occupant correctement l'espace, mais le jeu scénique de chaque personnage du drame n’est pas vraiment élaboré, ni même pertinent. Les costumes ont beau être superbes, rien de déterminant ne vient soutenir un approfondissement du tissu dramatique. Dans ce théâtre classique, tout est joué d’avance. Peut-être n’a-t-il pas été facile de diriger dans un rôle si complexe et dans une intrigue qui ne l’est pas moins, un artiste aussi expérimenté et rompu au genre que Plácido Domingo…
On ne présente plus l'interprète espagnol, une des figures marquantes, voire essentielles, de l’art lyrique du XXe siècle, et aussi sans doute du XXIe. L’artiste est hors-norme, d'abord ténor et maintenant baryton, chef d’orchestre, directeur d’opéra. Sa carrière est depuis de nombreuses années tout à fait exceptionnelle et ne compte pas le nombre des années. On murmure çà et là qu’il songe à se retirer mais, alors qu’il vient de franchir le seuil de son 70e anniversaire, il continue d’arpenter les scènes, qui plus est avec de nouveaux rôles. À la différence de plusieurs confrères - finalement assez nombreux - de sa génération, son répertoire aligne une liste stupéfiante de rôles abordés, tant issus de l’opéra italien, français et russe qu'allemand ! Son énergie exceptionnelle et inépuisable conjuguée à une soif totalement irrépressible de la scène, le conduit désormais à aborder les rôles qui ne sont pas ceux auxquels sa voix de ténor le destinait. Après Don Giovanni notamment, le voici ici l’interprète d’un des rôles de baryton les plus éclatants du répertoire verdien, celui du Doge de Venise Simon Boccanegra.
Oublions un instant les enregistrements de l’ouvrage que nous connaissons et qui nous ont permis d'apprécier Thomas Hampson, Sherill Milnes et Vladimir Chernov dans l’incarnation souveraine, et portons un regard et une oreille totalement objectifs sur ce Simon Boccanegra de Londres.
Chez Verdi comme dans l’opéra italien en général, la couleur d’un rôle comme celui-ci, à l'image de Posa pour Don Carlo, Germont pour Traviata et Rigoletto plus encore que Jago dans Otello, la couleur et la matière sonore sont déterminants sur les plans dramatique et musical. La tessiture de baryton est volontiers sollicitée par l’auteur, dans le grave mais surtout vers l’aigu. Il en résulte ici, par exemple lorsque Boccanegra reconnaît sa propre fille, une tension tant dramatique que musicale extrême qui ne manque jamais de nous donner la chair de poule, pour peu que l’interprète rivalise d’intensité et de fréquences vibratoires dans cette partie de son registre. On entend alors cette humanité vocale, cette touchante et spontanée matière sonore qu'est la voix de baryton, "la plus naturelle des voix d’homme, celle qu’a priori tout le monde possède", rappelait souvent Pavarotti, lui-même ténor. Cette humanité du rôle de Boccanegra chanté par un baryton, reposera aussi sur la puissance naturelle de son registre grave - même non-appuyé - et sur la multiple colorisation de la plus grande partie de la tessiture.
Mais qu’en est-il donc ici ? Domingo est un ténor exceptionnel qui, à ses débuts a même tenu des rôles de baryton dans la Zarzuela, avant qu’on remarque chez lui une couleur ténorisante, incomparable et rare. Il n’est donc pas, bien que tout à fait à l’aise dans le registre bas de sa voix aiguë, à proprement parler un baryton. Dans le rôle de Boccanegra, on remarque assez vite que son registre aigu est en fait, par la couleur ou la tension qui en est souvent absente, le grave du ténor. À l’inverse, son registre medium n’a pas l’étoffe de celui d’un authentique baryton. Quant au grave, il se trouve particulièrement détimbré ou exempt de toute couleur. Partant, il est incontestable que la typologie vocale du rôle s’en trouve transformée.
On observe du reste un phénomène d’un autre registre mais très comparable lorsque les voix d’opéra - tout du moins développées - abordent le répertoire de la chanson, du gospel, du cabaret ou du jazz. Or, notre sentiment est presque semblable ici… Quoiqu’il en soit Domingo demeure un admirable artiste rompu à la scène, aux duos et aux ensembles, et il irradie toute la troupe de sa seule présence.
Autour de lui, la distribution est plutôt belle et équilibrée.
On remarquera tout spécialement le Paolo de Jonathan Summers, plus encore que Ferruccio Furlanetto (Fiesco) qu’on a entendu en bien meilleure forme. Ce dernier ne semble ni à l’aise, ni conquis - pas plus que nous ! - par son grave alors que le rôle noir et profond en résonne si généreusement. Le duo Amelia/Gabriele est un ravissement qui convainc davantage, tant par les plastiques vocales de Marina Poplavskaya et de Joseph Calleja, que par l'exquise musicalité des deux interprètes. Toutefois, la soprano semble ne pas maîtriser totalement le grand-aigu de son registre et gagnerait beaucoup à articuler davantage l'italien, améliorant en même temps sa diction. Le ténor maltais, pratiquement irréprochable, ne possède pas naturellement le plus beau timbre du monde, mais musicien "habité", il incarne un authentique bonheur musical.
Le chœur et l’orchestre rivalisent d’engagement sous la direction de Pappano dont la prestation est efficace et déterminante. Plus que tout, l'intérêt de ce Simon Boccanegra revient du reste au talent et à l'investissement sincère et spontané d'Antonio Pappano, véritable pivot de cette production…
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Gilles Delatronchette