"Les oratorios de Handel sont parfois plus dramatiques que ses opéras. On le sait parce qu'on l'entend", affirme Barrie Kosky. Si, avec Theodora, à Glyndebourne déjà, Peter Sellars a entrouvert la même porte, si Claus Guth l'a ouverte en grand en parvenant à donner à l'improbable Messie une transcription scénique qui compte parmi les plus beaux spectacles du Monde, le directeur du Komische Oper, également un des metteurs en scène actuels les plus originaux, ajoute une brillante démonstration à cette assertion avec Saul, un des seize oratorios bibliques du grand compositeur.
On trouve effectivement, dans l'excellent livret de Charles Jennens, tous les ingrédients d'un drame lyrique. Interdit de scène pour cause de source biblique, Saul est donc un oratorio qui, de la mort de Goliath à celle de Saul, dépeint les ravages de la jalousie dans le cerveau malade d'un roi abandonné peu à peu par la raison comme par ses proches. Sous évidente influence shakespearienne - King Saul/King Lear, même combat -, et en écho aux incessants changements de dynastie que connaissait l'Angleterre d'alors, cette œuvre magnifique brasse une quantité d'affects kaléidoscopiques : la joie, l'affliction, la manœuvre religieuse, les tourments du Pouvoir, de la vieillesse, du passage de relais générationnel, les liens filiaux et amoureux, l'amour pour une personne du même sexe… Fort heureusement le XXIe siècle remet le bon sens à l'heure et, en toute logique, offre ses planches à Saul.
Et à Barrie Kosky ! Le metteur en scène australien se définit lui-même comme un "minimaliste extravagant". Son style irrésistible est un des plus singuliers que l'on puisse admirer de nos jours. Faisant fi des grandes machineries décoratives, une fois qu'il a dessiné les contours de ce qu'il nomme un ”paysage onirique associatif” - dans son Castor et Pollux dijonnais, une immense boîte de bois blond, ici un sol de terre noire habillée de tables festives, de bougies -, il va se concentrer sur l'humain. Le résultat est une merveille de précision quasi chorégraphique. On est au-delà de la direction d'acteurs, aussi inspirée soit-elle. Jamais encore on n'avait vu évoluer les corps des chanteurs avec une telle liberté, au fil d'une lecture ultra-musicale - Kosky rend même hommage à l'orgue dont Handel avait fait l'acquisition spécialement pour Saul au cours d'une scène elle aussi fort applaudie -. La souplesse d'engagement du formidable Chœur de Glyndebourne est elle aussi sollicitée à plein régime.
Il faut d'ailleurs moins de 20' à Barrie Kosky pour mettre le public de Glyndebourne dans sa poche : après l'Hallelujah festif consécutif au triomphe de David sur Goliath, la salle déchaîne son enthousiasme par de longs applaudissements frénétiques dignes d'une fin de spectacle : on aura vu un David en petite frappe, descendre torse nu vers la rampe, vers l'image originelle très réaliste d'une tête tranchée - celle de Goliath -. On verra des chorégraphies pêchues, de magnifiques costumes à l'extravagance très détaillée, une ineffable berceuse offerte à Saul dans les bras de David, un orgue surgir de terre, un repoussant accouchement chez la sorcière d'Endor, la désolation du champ de bataille de Guilboa… Ce Saul est un flot continu d'images saisissantes qui voit Kosky à l'aise partout, de la fête au drame, ou encore dans la radioscopie des affects, d'une lisibilité absolue : de Saul vers David, de ce dernier vers Jonathan, de Michal vers David, du jeu de manipulation du Grand prêtre que Kosky ne s'embarrasse pas de travestir en goule aux ongles démesurés. À la fin, David descend le plateau une nouvelle fois. Mais il n'est plus torse nu. Le regard a changé. Et le chœur a troqué les couleurs de la fête pour une liesse cette fois tout en noir.
Si Barrie Kosky demande beaucoup à ses interprètes, il leur donne aussi beaucoup et les incarnations de chacun peupleront longtemps notre imaginaire. L'extraordinaire Christopher Purves qui fut le Protecteur de Written on skin pour Benjamin et The Perfect American (Disney!) pour Glass va très loin dans la déréliction. On le voit perdre ses cheveux, ses vêtements. C'est audacieux mais payant, jusque dans cette scène où, quasi nu, il accouchera de la sorcière nourricière pour une invraisemblable et bouleversante scène d'allaitement. L'autre figure marquante de cette production, c'est le David sous haute tension de Iestyn Davies. Le contre-ténor britannique sera pour beaucoup une révélation : timbre incarné, chaleureux et sensuel, il incarne de façon troublante le David étrangement absent, ambigu, inquiétant aussi, que lui fait jouer Kosky. Jonathan trouve en l'irréprochable Paul Appleby un parfait mélange de distinction et de retenue. Benjamin Hulett excelle en Grand prêtre ou dans les rôles plus épisodiques qui lui sont confiés. John Graham-Hall n'est pas le moins engagé, qui passe avec audace de la classe d'Aschenbach de Mort à Venise à cette invraisemblable sorcière aux mamelles tombantes qui va délivrer le lait du fatal message de la chute à venir : il faut le voir assumer cette scène - entre répulsion et fascination - pour y croire ! D'abord à peine en retrait dans cette histoire d'hommes, Lucy Crowe - au chant un peu raide au départ - et Sophie Bevan s'imposent peu à peu, complétant une distribution où la classe du chant anglais donne encore quelques leçons. Les chorégraphies inspirées d'Otto Pichler, avec une utilisation remarquable du chœur, font swinguer une musique qui n'attendait que cela. Ivor Bolton est de la fête avec un orchestre déchaîné qui flatte le richissime instrumentarium souhaité par le compositeur : orgue, harpe mais aussi tubalcaïn, sorte de carillon censé évoquer les instruments de la musique biblique, que, par souci d'exactitude musicologique, Handel voulait évoquer.
Malgré le dramatisme intense de son sujet, c'est une fête totale que cette œuvre bourrée de tubes, assurément une des plus belles de son auteur, une fête totale que ce spectacle sensationnel qui continue d'inscrire le Festival de Glyndebourne dans la liste privilégiée des lieux où l'esprit souffle.
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Jean-Luc Clairet