Dès l'entrée en matière extrêmement énergique du Don Juan de Richard Strauss, Mariss Jansons, par une gestuelle à la fois vigoureuse et très assurée, montre son bonheur de diriger la grande phalange du Philharmonique de Vienne. Cette formation parmi les meilleures du monde, sait tout à la fois se montrer flamboyante et traiter d'une manière très délicate certains passages du poème symphonique de telle sorte que l'on pense immédiatement au travail accompli sur les cordes pour parvenir à un rendu aussi soyeux qui, à un moment, se marie à la finesse de la harpe. Jansons sculpte la musique d'une battue ample, incisive et efficace, lançant à plusieurs reprises des appels en direction des cuivres lesquels, d'abord tout en retenue, sont ensuite portés à incandescence dans un rendu superbe. La direction, comme le visage du chef, épouseront le drame final de l'œuvre qui se conclut sur la mort de Don Juan traduite par un grand crescendo aboutissant à un silence total.
Nina Stemme est une des plus grandes sopranos dramatiques actuelles. Son Isolde, en particulier, est réclamée dans toutes les grandes maisons d'opéra tant elle fait jeu égal avec celle de Waltraud Meier, grande interprète wagnérienne s'il en est, mais en fin de carrière. D'où l'intérêt de l'entendre en ce mois d'août 2012 à Salzbourg dans les Wesendonck-Lieder de Richard Wagner. En effet, deux de ces cinq mélodies composées en 1857-1858 furent des ébauches pour l'opéra Tristan et Isolde, à une époque où le futur "mage de Bayreuth" était en exil à Zürich auprès des époux Wesendonck et où il ressentait un amour absolu pour Mathilde, la femme d'Otto.
À froid, Nina Stemme montre un vibrato un peu instable dans Der Engel mais, progressivement, elle nous rappelle à quel point elle se trouve, avec Wagner, dans son répertoire de prédilection. Dans Stehe stil, la délicatesse orchestrale mise en place avec un soin tout particulier par Mariss Jansons constituera un magnifique écrin à la voix de la soprano. Avec le sublime Im Treibhaus, qui servira de Prélude à l'Acte III de Tristan et Isolde, Stemme utilise tout le registre expressif dévolu à son timbre. Sans doute peut-on voir derrière l'engagement, la retenue et la mélancolie de ce lied, le reflet de cet amour impossible que Wagner éprouvait envers Mathilde Wesendonck, et dont on ne saura jamais s'il fut uniquement platonique.
Le voyage musical se poursuit avec Schmerzen, magnifiquement servi sur le plan vocal, avant Traüme, qui deviendra plus tard le début du célèbre Duo d'amour de l'Acte II de Tristan et Isolde. La ligne de chant parfaite de Nina Stemme entre dans une osmose idéale avec Mariss Jansons et les musiciens du Wiener Philharmoniker.
On remarquera, au fil des lieder, comment Mariss Jansons sait mettre en valeur la personnalité vocale de Nina Stemme. Le cycle sera du reste particulièrement applaudi par l'exigeant public du Festival de Salzbourg.
La seconde partie du concert est dévolue à la Symphonie No. 1 de Johannes Brahms. Composée entre 1862 et 1876, cette œuvre fut surnommée "la Dixième de Beethoven". Brahms, on le sait, redoutait l'ombre du grand Ludwig sur son écriture symphonique…
Dans le premier mouvement - Un poco sostenuto – Allegro - Mariss Jansons fait preuve d'une très grande concentration tandis que l'orchestre présente une cohérence toute germanique mâtinée d'une certaine dose d'esprit méridional, pour ne pas dire autrichien. Le chef connaît si bien "son Brahms" qu'il ne consulte pratiquement pas la partition. Sa mise en valeur du pupitre des bois, en particulier, est remarquable, et il devient impressionnant dans sa façon de faire monter la tension orchestrale dans son ensemble. L'équilibre de l'orchestre est alors remarquable ! Enfin, la coda sera à la fois ample et douce.
L'Andante sostenuto permet à Mariss Jansons d'exprimer une extrême sensibilité et tout autant de précision. Le plaisir qu'il ressent s'illustre par des caresses musicales, avant la fin du mouvement qui se fond dans la quiétude.
Dans le très court troisième mouvement - Un poco Allegretto e grazioso - Jansons ménage et contrôle habilement retenues et accélérations typiques de la tradition symphonique postromantique fondée sur le principe de la tension/détente.
Enfin, dans le dernier mouvement - Adagio – Piu Andante – Allegro non troppo ma con brio – Piu Allegro -, l'auditeur est happé par de superbes appels de cuivres initiés dans une incroyable douceur, appuyés par la flûte traversière, puis relayés par les cordes unies aux bois au sein d’une formation parfaitement soudée. Mariss Jansons maîtrise en outre parfaitement l'impact sonore des percussions. Après la citation d'un passage de la Symphonie No. 9 de Beethoven, l'accélération des tempi devient stupéfiante, faisant éclore là encore des appels de cuivres dont l'expression mélodique resplendit, soutenue par de belles couleurs orchestrales. Tel un ressort, le chef nous conduit alors vers la coda, laquelle aboutit à une sorte de chorus en fusion jubilatoire !
Au final, ce concert constitue un quasi-sans-faute, et l'on oubliera rapidement notre petite réserve sur le vibrato instable de Nina Stemme dans le premier lied, tant elle nous montre ensuite à quel point elle demeure l'immense soprano dramatique que nous connaissons. Nous nous associons sans hésitation aux vifs et longs applaudissements assortis de nombreux cris d'admiration des spectateurs du Festpielhaus de Salzbourg au terme de cette soirée inspirée d'août 2012 placée sous le signe de la réussite musicale.
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Jean-Luc Lamouché